Fight for lore & lust for gold
« Rends-le moi RENDS-LE MOI RENDS-LE MOI !!! »
Le mince poing s'abattit contre la mâchoire du garçon qui déjà, à douze ans, se trouvait être taillé comme une petite armoire. Il ne vacilla pas. Au rictus qui laissa entrevoir ses dents, Mary-Jane, faute d'autre recours, répondit en lui crachant dessus.
« - Sale couard puant, garde mon goûter et étouffe-toi avec !! Qu'il enfle dans ta gorge et fasse tout exp-
- MARY-JANE WYATT ! »Un silence s'abattit sur le champ de bataille lorsqu'Oscar Wyatt en personne vint tirer sa fille du trou à rats dans lequel elle semblait avoir déniché ses nouveaux amis. Quelques années auparavant, le petit avocat de province trouvait encore l'énergie de se scandaliser de l'état dans lequel il finissait toujours par retrouver l'enfant, ici couverte de boue et de Dieu savait quoi d'autre, là égratignée de toute part comme un chaton sauvage.
Désormais, il lui intimait dans un soupir d'aller s'expliquer à sa mère.
Lucie Wyatt avait d'abord regardé le caractère de la petite Mary-Jane avec anxiété. Tout comme ses traits n'avaient pas emprunté à ceux d'Oscar, son caractère en était l'opposé. Combien de temps pour que quelqu'un s'aperçoive de la supercherie ? Finalement, tout s'était déroulé comme si les gens ne voulaient jamais ouvrir trop grand les yeux ; le pirate charmant était demeuré son secret, à vivifier ses nuits édulcorées par des réminiscences inavouables. Dans leur maison de campagne, rien d'autre que ces souvenirs ne venait souffler le paisible déroulement de l'existence. Rien d'autre, si l'on oubliait l'espèce de tempête ambulante qui, à mesure des années, semblait ne pouvoir contenir sa nature profonde.
Alors ce jour-là, lorsque Mary-Jane était rentrée en salissant tous les sols sur son passage, la tête baissée dans une vaine tentative de paraître honteuse, contre toute attente, Lucie Wyatt sourit.
D'un geste, elle lui signifia de venir s'asseoir à son côté, et tout en démêlant les longs cheveux de son enfant, entreprit de lui raconter l'histoire d'un inconnu au parfum d'embruns et à la voix tonitruante comme la tempête.
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Face à la surface qui lui renvoyait son image, Mary-Jane passa une main dans sa nouvelle coiffure, l'air satisfait. Ses longueurs rousses gisaient autour d'elle comme autant de pétales fanés, et elle les repoussa de sa botte sans un air de regret. Dans le reflet, derrière elle, Lucie s'agita. Toutes deux avaient continué à vivre dans la même maison de campagne après en avoir hérité, six ans auparavant, quand Oscar Wyatt avait péri dans un incendie en ville.
« Es-tu bien sûre que c'est ce que tu veux ? Il n'est pas trop tard pour revenir sur ta décision, tu le sais. »
Mary-Jane se retourna vers Lucie tout en enfonçant un chapeau sur son crâne. Avec ses vêtements d'homme trop amples pour épouser ses formes naissantes et son visage débarrassé de tout fard, elle paraissait radieuse.
« Et si je change d'avis en cours de route, je serai toujours ici chez moi. Je sais ! »
Elle se mit à rire.
« Si je change d'avis, mère, je vous reviendrai même si je dois plonger au milieu de l'océan et refaire le chemin à la nage. »
Dans une rapide étreinte, elle embrassa Lucie avant d'empoigner son sac de toile. Les mots avaient quelque peu allégé Lucie de son angoisse mais toutes deux savaient, en cet instant, que le retour de Mary-Jane n'aurait probablement pas lieu.
Sa fille avait obtenu sa bénédiction pour s'engager dans cette folle aventure. D'aucuns se seraient scandalisé de l'indécence de l'idée, et plus encore de l'irresponsabilité de Lucie pour avoir offert son aval – mais chez la bourgeoise sans histoire couvait un désir romanesque que les années n'avaient guère réussi à éteindre. Et au-dessus de toutes ses appréhensions, l'espoir un peu naïf qu'une partie d'elle, incarnée par sa fille, allait rejoindre son pirate perdu l'avait emportée. Alors assise dans son salon soigneusement rangé, elle regarda Mary-Jane prendre la porte et sourit de sa posture et de sa démarche : de toute manière, avec toutes les robes du monde et les parures les plus délicates, sa fille n'aurait jamais fait une demoiselle crédible.
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« Hé gamin, regarde où tu mets les pieds ! »
Une taloche portée par une paume aussi large que sa tête la fit trébucher et elle manqua de faire tomber le linge fraîchement lavé qu'elle portait dans ses bras, mais elle ne broncha pas. Sous son chapeau, elle leva les yeux et un sifflement trouva sa voie entre ses dents :
« … Veuillez accepter mes excuses, messire. »
Le matelot regarda l'enfant d'un air suspicieux.
« - Pourquoi il parle comme ça lui ? T'es qui d'abord ?
- Je m'appelle MJ, monsieur. Je suis un pirate. »L'homme resta un instant interdit face au curieux personnage, puis il éclata de rire. Et dans une nouvelle tape qui menaça d'envoyer valser le mousse par-dessus bord, il annonça solennellement, tout en sourire édenté et en haleine avinée :
« Eh bien, pirate ! bienvenue sur le Blacklantern. »
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Certains se demandaient pourquoi le second continuait d'entretenir ses propres armes, alors que le temps où il devait se charger de ces tâches triviales était bien loin. Près de dix années, en vérité, étaient passées depuis qu'il avait pour la première fois mis les pieds sur le Blacklantern en tant que mousse. L'équipage s'en rappelait bien, pour avoir vu l'enfant faire son nid sur le navire, devenir après des années d'effort quartier-maître, et enfin obtenir la place qu'on lui connaissait aujourd'hui. Cette progression avait connu ses détracteurs, bien entendu – l'ambition paraît toujours menaçante à quelques-uns. Mais ici, l'ambition n'était pas la seule source de dissentiment. Le second repoussa ses longues mèches rousses et admira le fruit de son effort : une lame aussi fine et tranchante qu'un rasoir. En levant les yeux, il aperçut le capitaine vaquer à ses occupations, les matelots qui s'affairaient de toute part. La scène aurait semblé très étrange pour un observateur extérieur. Ne disait-on pas que la présence d'une femme à bord était annonciatrice de malheurs ?
En s'appuyant sur sa lame, le second se redressa. Les superstitions de telle nature n'avaient plus cours sur le Blacklantern, MJ avait eu toutes les opportunités de s'en assurer – à coups d'épées ou de remarques, peu importait, tant qu'elles étaient acérées. La fille du capitaine n'avait jamais laissé s'étendre les rumeurs de traitement de faveur non plus, et tous ceux qui l'avaient vue faire son chemin sur le navire pouvaient sans peine appuyer sa défense. Quant à sa couche, elle s'était également assurée que seules les présences désirées parviennent à s'y glisser.
En vérité, aux rumeurs de certaines préférences de la jeune femme en la matière, beaucoup craignaient secrètement de s'y aventurer un jour.
MJ décida d'inspecter la cale où se trouvaient entreposées d'innombrables marchandises en provenance du Nouveau Monde. Derrière les effluves de bois humide, de tabac et d'émanations alcoolisées, les trésors dont elle avait rêvé chaque jour depuis la révélation de Lucie étaient tous là. Plus encore, l'aventure avait été au rendez-vous bien au-delà de tout ce qui avait pu parcourir son imagination. Les épreuves avaient été nombreuses et, souvent, violentes. Mais jamais elle n'avait regretté la maison de campagne héritée d'Oscar Wyatt, le petit avocat de province.
Entre les trésors et les souvenirs, MJ porta sa gourde à ses lèvres avant d'émerger à nouveau sur le pont. Là, son regard croisa celui de son véritable père, quelques mètres plus loin. Elle le salua d'un signe de tête :
« Captain ». C'était tout, et c'était assez. Tant qu'elle satisfaisait l'homme par son travail, elle se sentait accomplie. Rien ne l'emplissait de ce sentiment qu'un regard d'approbation de sa part lui offrait.
C'était amusant, dans la mesure où MJ avait toujours mis cela sur le compte du contentement d'un rôle bien exécuté. Elle ne savait pas qu'il s'agissait simplement de la joie un peu enfantine qu'il y a à rendre fier son modèle et son père.