Angleterre, Mai 1554

Mon Dieu, il y a tellement longtemps que je n'avais pas remplis ces pages de l'encre de ma plume !
Cela doit remonter à quatre ans au moins... Bien avant les péripéties que j'ai traversé depuis.
Je me souviens que je passais mon temps à écrire dans ce journal, j'adorais ce petit carnet en cuir dont les pages blanches avaient jauni avec le temps.

En ce matin de printemps, j'ai enfin pu en défaire les liens pour à nouveau m'adonner à ma passion qu'est l'écriture. J'ai parcouru les pages précédentes, elle m'ont remémoré mes après-midi à jouer avec mes sœurs, mes matinées à l'église, mes dîners et déjeuners familiaux... Il faut dire que j'avais une vie parfaite : fille aînée d'Edward et Anne Seymour, née après mon frère dans une famille sans aucun soucis financier, mon père était Lord Protecteur du royaume depuis 1547, bref, je m'épanouissais pleinement dans ma vie de pré-adolescente. J'avais reçu une éducation exemplaire, il faut dire que maman y tenait. J'étais également heureuse dans ma vie professionnelle, j'avais écris un recueil de poèmes avec mes sœurs, celui-ci avait été publié à Paris par nos parents, j'étais donc devenue écrivain à part entière, et j'en étais absolument ravie. Il n'y avait rien d'autre qui ne me plaisait plus que lire les œuvres des humanistes de mon temps, et composer mes propres écrits.

À l'époque, je ne pouvais pas me douter que tout cela basculerait un jour.
La dégringolade commença il y a quatre ans. Un matin de 1550, on nous annonçait le licenciement de papa de son poste de Lord Protecteur. Par la suite, je lui en voulut énormément, car pour calmer les tensions avec les Dudley, il ne trouva rien de mieux que de me marier à leur fils, John, en geste de réconciliation. Celui-ci était devenu compte de Warwick quelques temps auparavant, vers fin 1549. Je me souviens de ce jour comme si c'était hier. Le soleil s'était levé sur ce matin du 3 juin 1550, jour de mon mariage. Ce jour là, j'étais en colère, mais contrainte de respecter la volonté de mes parents, je devais me plier à leurs exigences. Alors, ma mère et mes sœurs se hâtèrent à me préparer, et j'épousais cet homme de onze ans mon aîné, contre mon gré. La cérémonie eut lieu, suivie du banquet et du coucher. Je n'avais que douze ans, et déjà, j'étais une épouse. M'adapter à ma nouvelle vie ne fut pas chose facile, ma mère et mes sœurs me manquaient terriblement, et ma rancœur à l'égard de mon père grandissait chaque jour. Je ressassais les souvenirs de la dispute qui nous avait déchirés lui et moi, à la veille de mon mariage. À cause de lui, je vivais un cauchemar. Mais cela empira le jour ou j'appris la mise à mort de mon père, qui avait tenté d'assassiner le père Dudley. En entendant cette nouvelle, mon cœur s'était brisé, je peux encore ressentir la douleur qui avait traversé mon cœur à ce moment. Mon père était mort, et je n'avais même pas eu l'occasion de lui parler depuis le jour qui avait précédé mes épousailles. Notre dernière conversation avait été un conflit, je m'en voulais horriblement. J'étais alors dévastée, je sombrais dans une sorte de tristesse infinie, moi qui était de nature si douce et joviale, je devenais froide et sans vie. Chaque soir, je priais pour ne pas entendre la porte s'ouvrir lentement sur mon époux qui viendrait se glisser dans le lit, à mes côtés. Fort heureusement pour moi, il ne le fit pas suffisamment de fois pour engendrer une descendance. Ces angoisses, cette vie de malheur me firent perdre mon inspiration, et l'envie d'écrire. J'avais tout simplement perdu ma raison de vivre.

Le père de mon époux, que j'avais fini par haïr au même titre que son fils, avait réussi à convaincre Edouard VI de choisir Jane Grey comme héritière légitime du trône, une protestante, descendante d'Henri VII d'Angleterre à laquelle il avait marié l'un de ses fils. Ce pauvre homme était bien trop ambitieux, et cette ambition le perdit, car dès lors que Mary Tudor, notre actuelle souveraine, fit reconnaître ses droits, il fut mis à mort, et décapité à la Tour de Londres.

Ainsi, mon calvaire prit fin à ce moment, trois ans après son commencement, en 1553. La nouvelle reine m'avait redonné une lueur d'espoir, j'avais désormais quinze ans, et ma vie allait enfin pouvoir reprendre. Pour cela, je lui en serai éternellement reconnaissante. L'homme que j'avais été contrainte d'épouser mourut l'année suivante, en 1554.
J'ai finit par retrouver ma mère, et mes frères et sœurs. Aujourd'hui, je vis avec eux, et je reconstruis peu à peu ma vie, du haut de mes seize ans. L'envie d'écrire m'est revenue, et j'en suis pleinement heureuse.

Je vais m'arrêter sur ces belles paroles et refermer mon journal, maman m'appelle pour le souper.