Nul bâtard, à mon sens, n’échappe à son lot de questionnements insensés. À ces tourmentes sans réponses qui plongent tantôt dans la plus profonde confusion, tantôt dans une colère dévastatrice, et qui laissent toujours derrière elles un vide que rien ne comble. C’est un imbroglio de sentiments – et de ressentiments – similaire qui a marqué mon existence des années durant, avant que je ne parvienne à trouver mon équilibre, ma propre voie. Mais… je ne peux le nier : jamais je ne suis parvenu à me défaire de mes origines afin d’avancer à ma guise. Mon statut de fils illégitime me définit à sa manière; il m’a façonné, m’a pétri de rancœur, jusqu’à faire de moi l’homme que je suis aujourd’hui. Ou du moins… une part de celui que je suis devenu, puisque d’autres critères sont venus contrebalancer les aspects négatifs de ma naissance.
J'aurais pu avoir une existence banale et tranquille à la campagne, la même que celle à laquelle était vouée Euphemia Elphinstone, ma mère. Il aurait suffit pour cela qu'elle épouse le premier fils de bonne famille des environs qui aurait voulu d'elle, et qu'elle se terre dans son quotidien maussade aux côtés de son mari ennuyeux. Elle était la fille d’un noble mineur, fille cadette du Lord Alexander Elphinstone et d’Elizabeth Barlow d’Aberdeenshire. La bataille de
Flodden Field lui enleva son père; des années plus tard, celle de
Pinkie Cleugh qui ravagea Edimbourg lui prit son frère. Du fin fond de sa campagne trop calme, elle comptait au nombre de ces jeunes femmes ayant eu la chance de naître à peu près bien, mais pas celle de grandir en ville. Il existait entre la noblesse de la campagne et celle de la ville une sorte de rivalité : entre admiration, pour la première, et dédain pour la seconde. Et si elle rêvait d’une chose, c’était bien de contrecarrer cet avenir fade en donnant un coup de pouce au destin. C’est au cours d’un bal qu’elle avait rencontré John Bruce de Cultmalindie, aîné d’une branche secondaire du clan Bruce – descendance de Robert Ier Bruce, qui avait précédé les Stuart sur le trône d’Écosse plus de deux siècles plus tôt. Il n’avait pas l’étoffe du noble dont elle rêvait, mais il venait de la ville et avait eu le bon goût de se laisser charmer par elle au premier regard – de ce qu’elle en disait. Ainsi, des promesses de mariage furent échangées entre les deux familles, et les Elphinstone furent conviés à quelques réceptions données par les Bruce, afin d’être introduits auprès leur cercle.
L’existence morne de ma mère bascula lorsqu’elle goûta au faste de ce nouveau monde; son père mort, sa mère aussi frivole qu'elle-même, elle eut tôt fait de dilapider son héritage en robes et en parures. C’était une opportunité inespérée qui s'offrait à elle, et elle en profita allégrement; mais plus que la satisfaction de briller avec l’éclat de la plus précieuse des pierres au bras de son fiancé, plus que le plaisir de se prendre pour une femme de la ville, Euphemia s’illumina lorsque son présumé futur époux lui offrit l’occasion de fouler le même sol que le roi lui-même. Jamais il n’avait envisagé que Jacques V baisse les yeux sur celle qu’il comptait prendre pour femme. Jamais non plus il n’aurait pu s’attendre à ce qu’elle finisse par partager, peu après, la couche dudit roi. Dans le cas contraire, John se serait sans doute abstenu de la mener si loin. Le mariage fut annulé et le fiancé éploré rayé des projets de ma mère lorsque cette dernière se découvrit enceinte de son amant. Le roi pourtant ne lui avait jamais donné le moindre espoir : il collectionnait les maitresses, tout autant que les enfants bâtards, et si l’une d’elles avait sa préférence, ce n’était pas ma mère.
Je naquis en 1532 et passai à la Cour les premières années de ma vie. Témoin relativement inconscient des espoirs et des confidences de ma mère, je la vis se languir de l’attention du roi, dont les pensées allaient sans conteste à Margaret Erskine et au fils qu’elle lui avait donné plus tôt, et dans l’ombre desquels elle était vouée à demeurer. J’avais, pour ma part, bien d’autres priorités, notamment les jeux partagés avec mon aîné, James. Sur les traces de ce frère énergique, ma nature vive et curieuse eut bien des occasions de s’exprimer et de s’épanouir. Notre soif de découvertes et d’amusement nous menait bien souvent à déjouer l’attention des adultes au profit d’escapades au goût d’interdit, sans surveillance ni contraintes. Mon enfance fut rythmée par les plans élaborés pour piller en douce les rebords des plats que préparait le cuisinier avec le plus grand soin, ou pour nous échapper hors des murs, découvrir la ville, ses bruits, ses établis de fortune. Plus souvent cependant, la cour demeurait notre unique territoire, et c’étaient des complots imaginaires qu’il nous fallait démanteler, des nobles mal intentionnés dont nous tentions de déjouer les plans. Je garde en mémoire le souvenir fort gênant de l’acharnement avec lequel nous pistâmes Aileas des semaines durant, bien décidés à percer les mystères de celle qui, il me semble, détenait sans hésitation la palme du charme le plus envoûtant parmi les servantes du château. Notre persévérance nous avait menés, à l’époque, à la surprendre dans les bras du Comte de Cassilis, dont l’odieuse épouse ne manquait aucune occasion de s’imposer à la cour. Le tableau nous avait simplement laissés perplexes, mi-grimaçants mi-secoués par le fou rire; en ce qui me concerne j’étais tout simplement trop jeune pour en comprendre la portée. Mais les semaines suivantes n’en furent pas moins ponctuées par les diverses attention du comte, visant à acheter notre silence…
L’année 1538 amorçait cependant une époque de changements, dont le premier fut la préparation du mariage du roi. Ma mère et moi-même fûmes écartés, mais une requête de James convainquit le roi de nous loger à proximité, et mes habitudes ne varièrent que peu. Il n’en fut pas de même en 42. Ma mère s’était attelée à reconquérir John Bruce quatre ans plus tôt, il l’avait épousée, et elle lui avait donné des enfants : Henry en 1538, James en 1540. Lorsque les écossais marchèrent contre les armées d'Henry VIII cette fameuse année 1542, John prit les armes pour son pays, laissant derrière lui femme et enfants. Je ne sais s’il fit partie des prisonniers ou des quelques morts que fit cette simili guerre à Solway Moss; toujours est-il que lorsque la fièvre emporta le roi Jacques V, nous n’avions toujours aucune nouvelle indiquant qu’il ait survécu. L’annonce n’avait pas encore traversé le royaume que ma mère emballait déjà les biens qu'il nous restait pour s’éloigner de la cour, au sein de laquelle elle n’avait aucun allié, pour un voyage qui s’interrompit à Cill Rìmhinn. La proximité de la destination avait pour seule cause le fait qu’elle était de nouveau enceinte, et sur le point d’accoucher.
C’est à cette époque que je fus confronté pour la première fois aux échos de la Réforme. J’y prêtais une vague oreille, trop préoccupé par le sort de ma mère que pour me soucier de religion. Elle fut quant à elle marquée par l’une de leurs idées : l’absence du Purgatoire des pages de la Bible. Elle mourut en couche quelques mois plus tard, après avoir mis au monde une petite fille à laquelle nous donnâmes un prénom dérivé du sien. Je n’avais alors aucune idée des dispositions qu’elle avait prise pour nous, et les deux mois qui suivirent furent pénibles : elle avait vécu au dessus de ses moyens jusqu'à la fin, créant plus de dettes que d'épargnes, et nos créanciers eurent tôt fait de nous dépouiller de ce que nous avions, après sa mort. Il fallut laisser Euphamie aux portes d’une Église. Quant à mon demi-frère James, il mourut dans les semaines qui suivirent; il avait deux ans, et la seule consolation que l'on put nous offrir fut de nous rappeler que rares étaient les enfants en bas âge qui survivaient - et encore moins dans une situation comme la notre. Je restai seul avec Henry, alors âgé d’un peu moins de quatre ans, que je tentai… maintes fois d’abandonner à quelque famille plus ou moins bien lotie, ou à l’une de ces maisons qui accueillaient les orphelins. Rien n’y faisait : il finissait toujours par fuguer pour m'attendre, conscient que, comme pour Euphamie, je reviendrais régulièrement m’assurer qu’il se portait bien. Notre principal moyen de subsistance était le vol. Henry attendrissait les marchands tandis que j’allégeais leurs étals; dès que possible, je me proposais pour quelques ouvrages ou services qui nous rapportaient des sous, grâce auxquels nous logions le soir dans des chambres miteuses au confort inexistant, mais dont nous étions déjà reconnaissant. Les propriétaires se moquaient bien de savoir qui les occupait, tant que l’argent changeait de mains, et il va sans dire que ceux qui peuplaient les lieux étaient infréquentables. Mais les nuits où nous n’y avions pas accès étaient autrement plus difficiles : il nous fallait nous arranger autrement.
Je me souviens avec précision de la sueur froide qui m’avait couru le long de l’échine lorsque, deux mois plus tard, une main large et ferme s’était refermée sur mon poignet, me prenant en plein larcin. Elle m’avait obligé à me retourner, et je m’étais retrouvé face à un homme au visage dur, couturé de cicatrices, dont la silhouette carrée m’avait laissé muet pendant quelques secondes. Il m’avait fermement secoué en me beuglant des réprimandes qui avaient transformé ma stupeur en bravade inutile, et lorsque j’avais jugé bon de lui tenir tête, il me l’avait retournée à l’envers en une taloche mémorable. S’ensuivit le moment honteux où il m’obligea à vider mes poches et à présenter humblement mes excuses, avant de m’intimer de le suivre. Il avait une démarche de soldat et dégageait quelque chose d’impressionnant qui forçait l’obéissance – plus ou moins. C’était un meneur, et comme il s’éloignait avec mon petit frère sous le bras, je n’avais que le choix de le suivre. Je sus par la suite qu’il s’appelait Keir Riddell, qu’il avait combattu aux côtés du frère de ma mère et contracté auprès de lui une dette de vie; l’ayant appris, elle lui avait écrit peu avant sa mort en lui demandant de prendre soin de nous après son départ. Tâche dont il se serait acquitté plus tôt si la missive n’avait pas tardé à lui parvenir et s’il ne lui avait fallu rejoindre la ville où nous nous trouvions, y chercher un logement et un travail, puis… courir les ruelles à notre recherche.
Keir était un soldat, de la tête aux orteils et jusqu’au plus profond de l’âme. Maître d’armes forcé d’abandonner ses fonctions à cause d’une vieille blessure mal soignée quelques années plus tôt, il boitait lourdement de la jambe droite et s’infligeait tous les soirs des soins douloureux qui le soulageaient à peine. Mais il serrait les dents et néantisait la douleur avec tant de talent que je ne le découvris qu’un an après qu’il nous ait pris à charge, mon frère et moi, et par hasard : incapable de trouver le sommeil, je m’étais faufilé à l’extérieur en pleine nuit, et c’est en revenant de mon escapade nocturne que je l’avais trouvé à l’arrière de notre demeure branlante. La plaie s’était infectée. Je l’avais aidé ce soir-là et soutenu les jours suivants tandis qu’il se rétablissait, mais je retenais surtout qu’il n’était pas si fort que je l’avais cru. Keir le boiteux ne pourrait que me regarder m’enfuir loin de lui s’il me prenait l’envie de passer outre son autorité; peut-être même mordrait-il la poussière s’il tentait de me suivre, ou si je m’opposais simplement à lui ! De fait, j’entamai une rébellion progressive, tâtant les limites et les repoussant sans cesse. Il tint ainsi quelques mois avant de me serrer le collet en me montrant de quoi il était capable : un jour, il m’attrapa simplement par un bras et me traina dehors, chercha deux bâtons dont il me jeta le plus solide au visage, et me défia en tenant le sien comme une épée de bois. Ma certitude de le vaincre dura… quelques secondes tout au plus, puisque je me retrouvai le nez dans la boue presque aussitôt après. « L’entraînement » s’avéra être une correction en bonne et due forme, puisqu’il dura jusqu’au soir et me laissa meurtri et plein de bleus. Je compris que m’opposer à Keir ne me mènerait à rien, mais quelque chose – orgueil ou ténacité, allez savoir ! – m’empêchait de courber l’échine. Ce fut lui qui mit un terme au massacre en me tendant la main, et si je fis mine de la prendre, ce ne fut que pour lui asséner un coup derrière les genoux qu’il ne vit pas venir et qui le fit se retrouver sur les fesses, à ma hauteur. Les jours suivants, il entama de m’apprendre à me battre à l’épée, et un peu au corps à corps – mais je ne pouvais compter sur la force physique, et il me fallut apprendre à ruser pour tenter de prendre le dessus.
1544. Le prédicateur protestant George Wishart foula le sol de Cill Rìmhinn après des années d’absence. Il revenait d’Allemagne, armé de zèle et des enseignements de Jean Calvin, auxquels il s’était converti à Genève. La curiosité me poussa à l’écouter : je me souvenais de l’émotion de ma mère à l’idée que la Grâce Divine n’ait pu instaurer de Purgatoire, de l’apaisement qu’elle avait trouvé dans ces nouvelles doctrines, de combien elle avait été obnubilée par la question du Salut. L’idée qu’elle brûle éternellement pour expier ses péchés me révulsait suffisamment pour que je me laisse volontiers convaincre qu’il ne s’agissait là que d’un odieux mensonge. Wishart parlait avec une conviction remarquable, un charisme entraînant. Il ne tarda pas à animer en moi une flamme dont je n’aurais jamais soupçonné l’existence. J’aurais pu être jugé trop jeune pour leur être utile – quels catholiques se serait laissés convaincre par un gamin d’une douzaine d’année que les dogmes avec lesquels il avait grandi étaient faux? Mais je ne manquais pas de fougue, de de rapidité et de discrétion quand la situation l’exigeait, et je me retrouvai bientôt à distribuer en secret les écrits qu’il promettait aux adhérents, plus grisé qu’inquiété par les risques que nous encourions.
C’était toutefois sans compter l’Archevêque Beaton, réinvesti de ses pouvoirs depuis peu. L’une de ses premières actions fut de contrecarrer la prédication de Wishart, qu’il emprisonna à Edimbourg. Alors qu’il recherchait activement les partisans de son prisonnier, Keir apprit mon implication avec les protestants – et il me fallut des années pour comprendre que l’inquiétude dicta en grande partie la rossée qu’il m’infligea ce soir-là, et dont mon dos garde encore les marques. À ces yeux, c’était une
hérésie totale, une pure folie. Son intervention ne fit toutefois que me mettre en rage et accroître mon esprit de contradiction en même temps que ma dévotion à la cause. Lui restait fidèle au catholicisme, dont je méprisais la corruption et l’hypocrisie. À cela s’ajoutait son attachement à Marie de Guise et à sa fille. Pour ma part, je voyais en la Régente la première épine à s’être enfoncée dans le pied de ma mère : celle dont l’arrivée avait tout bouleversée. La discussion houleuse ne fit que raviver une colère que j’avais enfouie depuis que nous avions été chassés, et des questions, bien trop de questions.
N’avais-je pas été assez bien pour que mon père m’apprécie un tant soit peu? Était-ce la raison pour laquelle les espoirs de ma mère, de s’assurer à long terme une place auprès de lui, avaient été vains? Qu’avais-je de moins que James, pour qu’Il lui assure une place au Palais tandis qu’il m’avait renvoyé sans remords? Tandis qu’ils avaient mené la belle vie à la cour, ma mère avait peiné et était morte dans la douleur, dans l’indifférence générale surtout. J’estimais avoir toutes les raisons de leur en vouloir. Keir m’avait plongé la tête dans de l’eau savonneuse, à plusieurs reprises, pour me « laver » de tout ce que j’avais pu proférer, mais au risque de m’étrangler, je n’avais cessé de clamer mes croyances et ma rancœur haut et fort, entendant à peine pleurer Henry quelque part derrière nous.
Wishart fut traduit devant un synode. Et condamné. Brûlé vif. Nous étions furieux; les représailles menaçaient de s’abattre sur Beaton, mais prévoyant le mouvement de colère des partisans de l’« Hérétique », Keir s’était empressé de m’enfermer à double tour, m’interdisant d’y prendre part. J’appris que, durant mes semaines de confinement, le château du cardinal avait été assailli, l’homme tué, et son corps accroché aux remparts. Et j’étais fier, comme si cette victoire était la mienne. À peine avais-je mis un pied dehors que je reprenais avec d’autres les tâches qui m’avaient été confiées : un trafic des
confessions helvétique traduites par le pasteur, et de quelques Bibles plus symboliques qu’utiles, puisqu’en allemand. Soucieux de m’éloigner de ce climat conflictuel dans lequel je baignais allégrement, Keir m’expédia alors auprès de l’un de ses plus proches amis, quelque part à Sealtainn.
L’homme en question était un maître orfèvre joaillier italien, dont je devins l’apprenti : Giocondo, qui avait fait son apprentissage chez les maîtres orfèvres de Florence et plus précisément auprès de Maso Finiguerra, aux côtés d’un comparse renommé du nom de Cellini. Les débuts ne furent pas aisés. J’étais mécontent, indocile, plus passionné par les armes que par les bijoux, et la colère continuait de me consumer de l’intérieur, contre tous ces nobles qui côtoyaient la misère d’autrui avec le plus parfait dédain, s’amusant à dépenser en ornements tandis que d’autres mourraient de faim. Je m’attendais également à ce que Giocondo m’inflige un quotidien fait de règlementations en nombre, dans la même veine que les exigences de Keir ou alors qu’il me traite en larbin, ou que sais-je encore. Mais il se révéla bien différent de ce que j’avais cru : particulièrement sensible à la délicatesse des œuvres qu’on lui commandait, il traitait les matériaux qu’il travaillait avec la plus grande attention et exerçait avec application, mais en dehors de son atelier... c’était un vagabond et un soulard de toutes les bagarres. Telle était d’ailleurs la raison de sa présence en Écosse : il avait été exilé pour avoir pris part à de trop nombreuses altercations. Lorsqu’il en parlait, c’était avec un haussement d’épaules négligeant qui laissait croire que ce comportement était monnaie courante, là d’où il venait. Il soupirait ensuite en se remémorant la beauté de Florence, puis se réjouissait en affirmant qu’il y retournerait sous peu; la peine infligée par le Conseil des Huit arrivait à terme. Il était également un homme à femmes : toutes les excuses étaient bonnes pour séduire ses clientes. Il faisait leur éloge avec tant d’adresse que bon nombre d’entre elles cédaient à un moment d’égarement à l’arrière de son atelier, dont j’avais la charge le temps qu’ils reviennent, les joues rougies mais déjà revêtus de pied en cape – comme si de rien n’était. Certaines revenaient dans le seul but de l’écouter vanter leurs charmes, un moyen comme un autre de faire tourner la boutique tout en rassasiant sa nature volage. Et je dois dire… que mon mentor n’a pas tardé à déteindre sur moi. Le garçon hargneux que j’étais lorsqu’il avait accepté de me prendre sous son aile n’était plus qu’un souvenir; au contact de mon mentor, j’avais fini par m’assouplir. Sa nature à sembler tout prendre à la légère, sa tendance à rire de la situation la plus délicate était contagieuse. Cela pouvait sembler frivole, mais me prendre moins au sérieux ne me faisait pas de mal, au contraire : j’étais bien moins nerveux, nettement plus apaise. En parallèle, il accentuait certains de mes défauts et m’en transmettait de nouveaux. Déjà buté, je devins réellement indocile à son contact – non que je me dressais comme avant contre toute figure d’autorité… c’était plus subtile. Fourbe. Un sourire, un semblant d’accord, et à peine avais-je tourné le dos que je m’empressais de briser l’interdit, par curiosité et par goût du risque. Même ma façon de me battre avait changé au contact de cet homme qui ne savait pourtant pas manier l’épée : alors que Keir se battait avec franchise et honneur, j’appris à user de tous les moyens à ma disposition pour prendre le dessus. Le décor, une conversation ou une fausse capitulation pour détourner l’attention de mon adversaire, toutes les tactiques étaient bonnes lorsque la force seule ne pouvait me garantir une victoire. Et comme nous étions de toutes les bastons, j’eu des occasions de me frotter à tous types d’adversaires, et d’en ressortir avec mon lot de blessure mais avec la satisfaction de les avoir tout autant amochés. Puis venaient les femmes. Elles étaient pour lui une source d’amusement, pour moi un émerveillement; je déplorais parfois moi-même ma tendance à céder pour un détail infime : la grâce d’un geste, la courbe d’une lèvre délicatement ourlée en une moue boudeuse, la beauté d’une main n’ayant tantôt jamais connu le labeur, tantôt jamais été épargnée du travail, ou que sais-je encore… elles étaient ma faiblesse, et c’est avec la plus profonde sincérité que je m’éprenais semaine après semaine des atouts bien différents de bon nombre d’entre elles, persuadé d’avoir trouvé une perle rare… avant qu’une autre ne l’éclipse. Et sous certains aspects… la déloyauté. Giocondo aurait pu vendre père et mère pour… à peu près n’importe quoi. De l’alcool, des pièces d’art, les faveurs d’une femme… Il lui était d’ailleurs arrivé de tenter de m’échanger contre des marchandises…! Pour ma part, je me savais capable d’envisager un tel extrême dans une situation délicate. Mais pour gagner du temps seulement, et de façon temporaire; certainement pas pour sauver ma peau en dépit de celle des autres. C’était là la principale dissemblance notable entre lui et moi.
Je me devais, presque en permanence, de surveiller ses arrières. En particulier lorsqu’il livrait des commandes alors qu’il n’était en état que de somnoler à l’arrière de la coche en cuvant son vin, une main lâchement posée sur les précieux sacs. Ou lorsqu’il taillait ses détracteurs, de sa langue acérée, sans se soucier le moins du monde des représailles… alors qu’il était un mondain, incapable de se défendre efficacement. Henry me rejoignait de temps à autres et je faisais bonne figure pour qu’il n’ait rien de négatif à rapporter à Keir à mon sujet. Giocondo m’annonça son retour en Italie à mes quinze ans, et me proposa de l’accompagner. Je n’avais jamais pris la mer – tout au plus avions-nous descendu le cours de quelques fleuves lorsque les routes étaient impraticables; j’acceptai avec empressement, et ma lettre parvint à Keir alors que j’étais déjà loin. Les deux années qui suivirent furent consacrées à mon apprentissage de façon plus acharnée; la consécration de l’art s’y prêtait à merveille. Néanmoins, l’omniprésence du catholicisme me pesait, j’avais désormais un aperçu bien réel des affirmations des protestants. Une nouvelle condamnation à l’exil pour mon mentor nous ramena à ma terre natale un peu plus de cinq ans plus tard, bien qu’il s’en plaignit, désireux de découvrir des contrées nouvelles; mais cette fois il payait également ses caprices d’artiste : le refus d’un grand nombre de commandes, qui lui avait valu de se mettre à dos plusieurs ducs, et l’usage fréquent de doublets – des pierres fausses faites de morceaux de cristal ou de verre, sous lequel nous placions une feuille de clinquant pour imiter la nuance et l’éclat des vraies gemmes. Moins coûteuses pour nous, elles n’auraient sans doute jamais été remarquées s’il ne s’était fait tant d’ennemis parmi les artisans, qui ne manquaient plus une occasion d’étudier de près ses œuvres en en cherchant les failles…
À notre retour en Écosse, nous passâmes par la ville où demeuraient Keir et mon frère; j’anticipais les retrouvailles, compte tenu de mon départ précipité et du fait que je n’avais aucunement annoncé la durée du voyage – puisque je ne la connaissais pas moi-même. C’est sans confiance que je vis Keir envoyer la porte d’entrée claquer contre le mur pour nous rejoindre de sa démarche claudicante mais énergique. Il nous rattrapa à grandes enjambées, m’agrippa par le col… et m’entraîna dans une étreinte d’ours à laquelle j’étais loin de m’attendre, avant de s’en prendre vertement à Giocondo, qu’il accabla de reproches. Je ne me fis pas prier pour les laisser entre eux et retrouver Henry, qui profita de leur éloignement pour me faire part des dernières nouvelles : un certain Théodore Wolmar avait parcouru la région il y a peu, dans la plus grande discrétion, et avait vanté les mérites… d’un potentiel prétendant à la couronne. Un homme qui ferait sans doute un roi de choix pour les protestants, puisqu’il avait lui-même embrassé la Réforme. Si cette annonce ne pouvait que me réjouir, le nom du concerné était tombé comme un couperet : James Stuart.
Une vague de réminiscences avait déferlé à l’instant même où Henry l’avait prononcé. James, c’était… tout un amalgame de sentiments confus. Du
manque à la
rancœur en passant par l’
incertitude. James qui, bâtard comme moi, avait été traité en prince, tel l’enfant légitime qu’il n’était pas. James qui, malgré tout, restait le compagnon de jeu associé aux meilleurs moments de mon enfance. James que je ne savais comment considérer, et que j’aurais cru ne jamais revoir. James qui aurait dû être un pieux catholique, non l’homme en lequel les protestants placeraient leurs espoirs. Une part de moi me dictait de me tenir à l’écart de cette affaire et de me contenter de regarder de loin de quelle façon se dénouerait la situation… une autre brûlait déjà d’être confrontée à mon aîné, et je sus immédiatement que cette dernière l’emporterait : n’en déplaise, je restais avant tout un homme d’action; la passivité n’était pas faite pour moi. James viendrait sous peu plaider sa propre cause auprès de ses partisans... l’opportunité de précipiter les retrouvailles s’offrait donc déjà à moi, comment la refuser?