Once Upon a Time...
Lorsqu’on pense au mendiant, deux images nous viennent en tête : celle bien française de Gavroche brandissant son drapeau rouge avant de connaître la fin tragique que nous lui connaissons tous, aux côtés de Cosette traînant un balai trois fois plus grand qu’elle-même; mais aussi celle bien anglaise, immortalisée par Charles Dickens. Une misère noire, misérable, avilie par la fumée des usines et de l’industrialisation prenant son essor, attirant les bonnes gens des campagnes devenues trop populeuses, espérant un avenir meilleur, pour regretter par la suite la propreté et la fraîcheur des campagnes, pris dans un cercle vicieux de saleté noir charbon, car du passé, il n’en restait plus que des souvenirs.
En revanche, en cet an de grâce 1554, la misère avait un tout autre aspect que ce qu’avait connu Oliver Twist.
Il y avait quelque chose de sordidement propre à propos des mendiants de Londres. On voyait les gamins et les gamines s’éclabousser dans la Tamise, dont l’eau en ce temps-là était encore claire. L’aveugle chantait encore d’une voix enrouée, espérant en obtenir une aumône, toussant non à cause de la fumée, mais à cause de cette maudite gelée qui provoquait toujours une toux dont, Dieu merci, il s’en sortait toujours. Après tout, un mendiant, c’était solide, pas comme ces petits fils de la haute qui mourraient après une indigestion!
C’était dans ce contexte que Meg était née. Elle se rappelait seulement être née en hiver, et qu’il faisait froid. De sa mère, elle ne s’en rappelait guère, car la femme qui l’avait élevée durant les cinq premières années de sa vie la grondait à chaque fois qu’elle l’appelait maman. Elle était, en fin de compte, fille de l’Hiver : elle était fière d’affirmer que parmi toutes les gamines, elle était celle qui était capable de rester le plus longtemps sur la glace, pieds nus, n’attrapant jamais d’engelures, comme son esprit était rapidement distrait par autre chose lorsque la victoire était déclarée.
La vie était courte, après tout : il était inutile de s’étendre sur telle ou telle chose plus qu’il n’en fallait.
La femme avait élevé Meg durant ces cinq ans, jusqu’au jour où elle avait été incapable de payer le loyer de la mansarde dans laquelle elles logeaient et que le concierge les avait jetées dehors. La petite n’avait jamais aimé la femme, qui avait toujours été dure avec elle, lui répétant jour après jour qu’elle avait eu de la chance d’avoir été recueillie par elle qui possédait peu, en fille de papistes qu’elle était. Ce que papiste signifiait, Meg ne le savait guère. Mais pour elle, du moins pour l’instant, ça n’avait guère d’importance, bien que le terme restât gravé dans sa mémoire. Dès la première seconde où la femme ne regardait pas, Meg s’était enfuie vers la première rue qu’elle avait vu, et sa gardienne n’avait pour ainsi dire même pas pensé à la rattraper, préférait maudire la petite qui montrait si peu de reconnaissance après toutes ces années.
Toute seule, elle avait survécu tant bien que mal. Elle avait rencontré d’autres orphelins comme elle, qui lui avaient appris à mendier, voire même à détrousser les poches de tel badaud ou tel gentilhomme, pour revendre son butin au chiffonnier et obtenir ainsi le pain du jour.
Il ne suffisait pas de grand-chose pour survivre. Meg y avait été habituée.
Il y avait bien frère Peter, un vieux moine qui habitait au rez-de-chaussée d’une mansarde pour rien, comme il s’agissait du frère de la concierge de l’endroit. Bien d’autres miséreux s’en seraient plaints, si frère Peter n’était pas toujours présent pour donner le peu qu’il avait à son entourage. Pour une raison plutôt mystérieuse, sans doute celle de l’instinct de l’enfant qui sait qu’il peut faire confiance à tel ou tel adulte, Meg, lorsque les jeux des gamins cessaient et qu’elle se retrouvait laissée à elle-même, refusait de lâcher la bure du vieux moine. Celui-ci se contentait de sourire sous sa barbe, de son sourire bon enfant malgré son âge quasi-octogénaire.
Il observait avec un sourire la petite grimper sur une chaise pour contempler tel ou tel ouvrage qu’il avait laissé ouvert sur sa table. Il avait fini, avec le temps, par lui apprendre à lire et à écrire, comme d’une façon pour lui de passer le temps tout en faisait un acte charitable et plutôt exceptionnel, pour rapidement constater à quel point la petite était intelligente. Avec les années, Meg avait fini par se rendre compte qu’elle était bien la seule parmi tout son entourage capable de lire et d’écrire, toute fière lorsqu’on se regroupait autour d’elle face à une affiche, petits et grands, et qu’elle clamait de sa voix un peu rauque ce qui y était écrit.
Elle avait fini, un beau jour, à demander au frère Peter ce que « papiste » signifiait. Il lui avait alors raconté, toujours avec le sourire, mais le bon enfant laissant place à une certaine tristesse, ce que c’était qu’un catholique et ce que c’était qu’un protestant; qu’il avait été un jour dans un monastère, avec tout plein d’autres moines comme lui; et qu’un beau jour, le roi avait refusé d’obéir au pape comme il se doit, et que parmi les conséquences, les abbayes et monastères avaient été fermées, les moines renvoyés, et frère Peter parmi les gueux.
De son passé, bien sûr, Meg n’en savait rien. Elle savait seulement que ses parents étaient dits « papistes » et que sûrement, c’était à cause de cela qu’ils n’étaient plus. Il ne faut pas croire, cependant, que tout cela lui fit grande impression : Meg n’avait jamais connu autre chose, et elle se trouvait plutôt satisfaite là où elle était. Ce fut le cas pour le début.
Puis, avec le temps, regardant les belles demoiselles de la Cour se promener dans leurs belles robes, elle s’était dit qu’elle n’y avait pas droit à cause de ses origines. Elle avait commencé à voir le monde divisé en sortes de castes religieuses, et, pour une raison mystérieuse, elle s’était retrouvée dans la mauvaise. Et d’une certaine façon, elle n’y pouvait rien.
Meg était femme, après tout, et ses sens et son corps commençaient tout juste à fleurir tant bien que mal.
Elle en devint amère.
Elle avait peut-être quatorze ans lorsqu’elle fit la connaissance de Simon Claypole. Ensemble, ils étaient comme deux larrons en foire; avec lui, Meg reprit très vite ses anciennes habitudes de petite voleuse, presqu’effacées par frère Peter lorsqu’il avait appris la chose, et donné à la gamine un long sermon sur la façon de se sortir honnêtement de la débauche et de bien mener sa vie. Mais Simon avait dans son art quelque chose d’encore plus raffiné que celui du simple gamin. Et Meg se calqua sur lui et s’avéra être une excellente élève.
Elle prit, pour une raison obscure même pour elle-même, le nom de famille de son compère. Elle n’en avait jamais eu, et tout le monde semblait en avoir un, après tout. Ils vivaient ensemble dans la petite chambre que Simon parvenait toujours à payer, malgré les extravagances qu’il se permettait de temps en temps. Elle le taquinait lorsqu’il jouait à l’élégant, mais elle, à présent, refusait de porter désormais les haillons qui étaient en réalité un mélange d’habits de garçon comme de fille, insistant pour porter une robe, toujours la même, bien sûr, mais qui lui donnait un peu « l’air de quelqu’un », pour reprendre ses mots, trouvant que sa robe ressemblait un peu à celle de telle demoiselle, et puis, c’était mieux que rien.
Ils n’étaient pas amants. Pour être franc, une pareille idée ne leur avait jamais passé par la tête. C’était ainsi.
Il y avait donc une fraternité entre eux, plutôt exceptionnelle dans un tel milieu, toujours prêts à aider l’autre en cas de pétrin. Cependant, il fallait dire que Meg ne savait pas grand-chose de toutes les activités de Simon. Elle le voyait de temps en temps revenir tard le soir, essuyant son couteau avec un chiffon qu’il jetait au feu. Elle haussait les épaules. Tout en étant une gamine au sale caractère, qui n’avait jamais sa langue dans sa poche, ce n’était pas de ses affaires.
Puis Mary était devenue reine.
Meg entendait dans les rues les murmures sur le retour du catholicisme. D’entendre ces mots, elle croyait à présent qu’elle aussi, elle pourrait être une demoiselle.
À présent, rien n’avait changé. Et elle-même était incertaine d’à quoi ressemblerait son monde si
ça changeait.
Meg aspirait à mieux.
Mais d’une certaine façon, elle était prête à attendre, bien qu’elle ne soit jamais avoué qu’au fond, la dite misère faisait partie de sa vie et qu’avec quelques petites entourloupes, qu’elle y vivait bien.