Afición ciega razón
Mon très cher papa,
Je vous écris cette lettre alors que je me trouve sur ce bateau qui m’emmène loin de vous … loin de votre peine … loin de votre colère. J’aurais préféré partir en sachant que vous étiez heureux pour moi mais je ne vous ai jamais inspiré un tel sentiment. Mon existence vous a toujours causé beaucoup de tristesse et de soucis. Je ne vous en veux pas, mon cher papa. Comment le pourrais-je ? Il est établi que tous les hommes désirent des garçons pour assurer la succession… Malheureusement, vous avez eu beaucoup de filles… Certes John et James sont venus égaillés vos vieux jours… Vous les avez toujours aimés plus que moi et Janet. Nous avons compris depuis que nous sommes enfants que vous étiez déçu d’avoir eu deux filles, deux bouches à nourrir inutilement… Mon cher papa, je sais bien que vous ne lirez jamais ses quelques mots car vous nous avez quittés mais j’ai besoin de vous dire tout le mal que vous m’avez fait. Je mentais en vous disant que je ne vous en voulais pas… Je vous hais de tout mon cœur. Jamais ce sentiment ne pourra disparaitre. Vous avez tout fait pour alimenter cette rancœur.
Jane Stuart, douce maman, vous a épousé mais comme j’aurais aimé qu’elle s’en abstienne. Je suis venue rapidement au monde. Quelle déception ! Une fille ! Mon bon papa, j’aurais aimé être un garçon car ainsi vous m’auriez traitée avec plus de compassion. Ma pauvre maman n’a cessé de vous décevoir car après moi, elle vous a encore donné une fille. Janet avait un peu plus de chance que moi… Etant l’aînée, vous avez espéré que vous pourriez me faire épouser un seigneur fortuné et titré avec lequel une alliance serait bénéfique… pour vous uniquement. Ah cher papa ! J’ai contrarié vos plans toute ma vie et jusqu’à mon dernier souffle, je ferai tout pour vous déplaire.
Mon enfance, je l’ai passée enfermée dans notre demeure à suivre des cours avec des précepteurs. Vous espériez secrètement que ma jolie petite tête blonde serait assez bien faite pour me permettre d’attraper un bon parti… Grâce à vous, j’ai appris à parler français, espagnol à la perfection. Je danse correctement. Je joue plutôt bien. Ma chère Agnès est plus douée dans ce domaine que moi. Je respecte l’étiquette… mais à votre plus grand malheur, je suis incapable de tenir ma langue. Toute mon enfance, on a essayé de me faire apprendre le silence et à tenir ma place. Comment pourrais-je y arriver alors que la colère, la haine règnent sur mon cœur ? Ces sentiments ne veulent pas cesser leur pouvoir sur moi. Je ne crois pas que j’ai envie de les voir disparaître. Imaginez à quel point, il est difficile pour une enfant de voir ses frères et ses sœurs joués ensemble dans le jardin ou chahuter dans la maison alors que l’on ne peut pas participer à ses activités somme toute enfantine. Je suis une étrangère pour mes cadets. Seule Janet me connait un peu mieux car seulement deux années nous séparent. Elle sait à quel point vous avez été dur avec moi.
Malheureusement, je vous ai toujours déçu. Lorsque je fus en âge de me marier, vous avez cherché un parti assez intéressant pour vos affaires. Un vrai défilé de parvenus ! Ils étaient tous plus insipides l’un que les autres. Quand j’ai cru trouver celui avec qui je pourrais passer ma vie, Andrew s’est révélé être un libertin engagé auprès d’une autre. Lorsque la nouvelle de son mariage nous ait parvenu, vous ne m’avez pas pris en pitié un seul instant. Non ! Vous m’avez accusée de ne pas être assez belle pour récupérer un parti tel que lui. Oh si vous saviez combien je vous ai maudis et hais ! Pas un instant, vous n’avez été un père aimant avec moi. J’ai versé tant de larmes sur cette affection qui m’avait rendue idiote et faible. J’aurais aimé que vous me consoliez en disant que vous feriez payer cet affront à cet impertinent même si au final vous n’auriez rien fais. Non ! Évidemment, vous demandez un peu d’attention était trop souhaité. Pauvre maman et Janet qui ont passé des heures à me consoler… Fort heureusement, vous avez eu la bonne idée de m’envoyer loin pour mon bien… C’est probablement la meilleure chose que vous ayez fait pour moi.
Mon exil a été des plus doux ! Oui car vous avez pensé que la France était une destination assez lointaine pour vous éviter de me voir mais aussi qui me rendrait malheureuse. Vous aviez tord ! J’y ai passé les meilleurs moments de mon existence. Quitter ce pays a été un véritable déchirement. Il était pourtant évident que je ne manquerai pas les épousailles de ma tendre Agnès… votre enterrement… Je ne m’y suis pas rendue car je ne vais pas vous pleurer. Vous allez manquer aux autres mais nullement à cette enfant que vous avez détesté. Je ne me suis guère attardée auprès de ma famille car finalement en dehors de lien du sang nous ne partageons rien. Je ne suis pas restée auprès d'eux car je n'y avais pas ma place. Je suis allée en Espagne… même si aucun homme ne veut de moi là-bas aussi, je me sens bien dans cette Cour austère ou mon franc parler est appréciée car je suis une étrangère. Je suis un oiseau exotique ! Pour une fois, que je suis appréciée, je vais en profiter… J'ai eu l'occasion de beaucoup voyager après 1549 car je cherchais un peu ma place et comme je suis engagée dans aucune relation grâce à vous mon cher papa, j'en profite !
Mon cher papa, sur ce bateau où je me trouve en ce moment, mon cœur pleure que vous n’ayez jamais trouvé en vous un peu d’affection pour moi. Malgré toutes les épreuves, les peines et la colère, je suis restée une enfant qui espère encore que vous m’ayez un peu aimée. Ce bateau me ramène vers ces terres que j’ai fuies pendant si longtemps. Je ne sais pas si mes chers frères et sœurs seront ravis de me revoir… mais j’ai besoin de les voir. Je ne sais pas quel sera mon accueil mais je m’avancerai fièrement vers eux car jamais vous n’aurez la satisfaction de me voir me plaindre sur le sort que vous m’avez réservée. Je serai toujours votre Johanna, votre tête de mule… car finalement il n’y a que dans ces moments où vous faisiez attention à moi.
Cher papa, il est temps de nous quitter… Le bateau s’approche des côtes et mon cœur a besoin de s’endurcir avant d’accoster. Vous restez à jamais la personne que je hais le plus au monde, le seul qui connait la vérité derrière mon sourire… Le seul qui m’aura blessée…
Adieu…