Livin' la Vida Loca !
Il ne se souvient pas tellement de sa naissance. Ah, comme bien du monde à cette époque-là, l'accouchement s'est fait sous un étalage de fruits sur le sol hispanique. Soleil de plomb et ambiance lourde. La mère est partie, dieu sait ce qu'elle est devenue. Non, non. Il en faut pas parler de "dieu" en présence d'Alvaro, il pourrait mal le prendre.
"-T'es tout seul. On dirait que t'as faim. Regarde ce que j'ai avec moi. Tu veux ? On peut partager, j'en ai encore d'autres."Alvaro avait survécu suffisamment longtemps pour un jour entendre cette phrase. Comment a-t-il fait ? Il n'a rien fait. Après que sa mère l'ait intentionnellement perdu-là, une autre est arrivée. Pas la sienne. Mais elle avait de quoi nourrir au moins cinq autres enfants. Sauf qu'à son compteur, il n'y en a avait pas le moindre. Lorsqu'elle vit le corps tout chétif et nouveau de notre bambin esseulé, ce fut pour elle une aubaine. Une aubaine de se débarrasser de ses poids encombrants. Ainsi, telle la louve dans l'histoire de Rémus et Romulus, Alvaro reçut de quoi vivre et pouvoir espérer tenir un jour sur ses deux jambes.
"-Je veux bien. C'est quoi ?"Il regardait avec fascination les pruneaux séchés qu'on lui présentait. Il y en avait une paire.
"-C'est la vie. Mange. C'est bon, tu verras. Un pour moi, un pour toi."La notion de méfiance n'existait pas encore chez le bonhomme. D'une candeur sans précédent le bout de ses doigts récupéra la friandise tendue. Une saveur s'empara du palais d'Alvaro. Inconnue, insoupçonnée, délicieuse. Le goût de la vie. Pendant un court instant il fut aux anges. C'était la première fois qu'il était confronté à quelque chose d'autre que les déchets des passants. Ce garçon aux pruneaux avait la chevelure dorée, pure. Rien à voir avec la sienne qui était noire ébène et sauvage. Indomptable. Insalubre.
"-Dis, c'est quoi ton nom ?"Alvaro ne répondit pas. Pas parce qu'il ne voulait pas, mais parce qu'il ne pouvait pas. À cette époque-là, il n'était encore personne. Il entrouvrit alors sa bouche, pensant que des paroles pouvant le sauver en sortiraient. Rien. Il ne savait pas répondre. Parce qu'il n'avait pas compris la question.
C'est quoi un nom ?"-Tu sais, il faut pas rester ici. Il y a des gens méchants.
-C'est quoi ?
-Des gens qui t'aiment pas. Des gens qui veulent pas de toi. Des gens qui te donnent pas la vie."Tout de suite, à l'entente du mot "
vie" qu'il accorda aussitôt au délicieux met qu'il venait de goûter, Alvaro se crispa. "Comment pouvait-on être aussi horrible ?" Mais grâce à un telle réaction de la part du brun, le blondinet comprit la manière dont il pouvait faire réagir Alvaro. Des mots simples, imagés. Comme on procéderait avec un enfant. Eh mais, quel âge avait-il ? Mais le garçon aux pruneaux ne pouvait pas se risquer à poser la question. Après tout, le gamin ne devait même pas savoir qu'il avait un jour eut une mère pour le mettre au monde, ou même c'était quoi toutes ces choses fades et insipides qu'il se mettait sous la dent lorsqu'il n'y avait rien d'autre à disposition. Il ne devait même pas se douter qu'il existait. Il ignorait même jusqu'à son prénom. Il n'était
rien. Strictement rien.
"-T'inquiète pas. Tu deviendras quelqu'un avec le temps. Ou dans une autre vie. Je ferai en sorte que ça soit celle-là."Lorsqu'il commença à montrer des signes de croissance - en réalité il en montrait à chaque nouveau jour, le sourire du blond s'élargissait. Entre eux, cinq années les séparaient. Cinq années de longue expérience, de fuite, d'aventures, de misère. Et pourtant, malgré ce que l'on pourrait croire, un tel mode de vie partagé à deux n'était plus du tout le même. À travers les actes, les paroles, les démonstrations, le duo parvint à rallier l'autre à sa cause. L'un enseignait, l'autre apprenait.
Une année passa. Le gamin à la tignasse brune atteignait le seuil de ses 10 ans.
"-T'as toujours pas de nom. J'en ai marre de t'appeler "Eh !". Allez, dis-moi qui tu es ! Dis-moi !
-Heu, heu... Je suis le meilleur copain d'Esteban !
-C'est pas ça ! Je veux ton nom ! Donne-moi ton nom.
-..."Esteban" !
-Tu comprends pas. Je SUIS Esteban. Toi, tu n'es encore personne.
-Je suis "personne" ?
-Non. Tu peux être quelqu'un. Il faut que tu me dises qui.
-Comment on fait ?
-Ton nom. Dans quelque chose de significatif. Ou non. Tu peux toi-même donner la signification que tu veux à ce quelque chose. Tu es libre.
-Je suis libre."L'enfant ne comprenait toujours pas. Qu'est-ce que c'était que d'être libre ? Est-ce que c'était pareil à la vie ? Des saveurs sur la langue ? Esteban détourna le regard pour la première fois sous l'incrédulité du plus jeune.
"-Et puis laisse tomber."On aurait dit que le nabot lui-même ne voulait pas devenir quelqu'un. Quelqu'un qu'Esteban ne reconnaîtrait peut-être pas.
La vie suivait son cours, sans que l'aîné n'appelle autrement son protégé par autre chose que "Eh !". Les compères enchaînaient les quatre-cent coups, les vols à l'étalage, les surnoms débiles, les dessins sur les murs - que veut dire ce "
Veliente" qu'Esteban écrit sans arrêt ?, les folies, les rires, les tonneaux de vins renversés lors des courses-poursuite, les chevaux dérobés, les fontaines de jouvence souillées, les paris gagnés, les duels remportés, les tricheries, les pruneaux séchés, les bagarres et cabrioles sur les toits de la ville. C'était une pseudo liberté dans une cage dorée. Une cage qui se rouillait malgré sa matière.
"-Je veux partir.""Partir" ? Alvaro n'était pas apte à comprendre. De plus en plus fréquemment, Esteban répétait cette phrase.
"Je veux partir." Cette merveilleuse vie ne lui plaisait plus ? Se lassait-il de son compagnon ?
"-Pourquoi... tu veux "partir"?
-Attends, attends. La vie à l'extérieur ne t'attire pas ? Voyager, découvrir, rencontrer, essayer... La vie, la vraie !
-La vie que tu m'as montrée n'est pas réelle ?
-Elle l'est. Mais il n'y a pas qu'une vie. Il y a des tas de trucs à expérimenter. Ce que je t'ai donné, c'est le mieux que je puisse faire. Moi-même, je..."Esteban se tut, main devant la bouche. Il ne savait plus comment traduire ses pensées fantasques et libertaires. Ou du moins, comment les faire comprendre à l'autre insouciant dont la face se penchait vers lui pour mieux le voir.
"-...Je veux voir à quoi ressemble l'autre côté de la vie. Plus loin. Plus loin que Barcelone, plus loin que ce pays. Voir la richesse, voir le renouveau, voir le lointain. Une toute autre ère !
-El-dorado. C'est ça que tu veux voir."Alvaro avait raison. Et il comprenait. Mais était-il seulement résigné à l'idée de quitter le nid ? Non. Il ne l'était pas. Ses ailes n'étaient même pas encore sorties. Esteban était déjà sur la corniche. Seulement, l'un sans l'autre ce n'est pas possible. Ce n'est pas juste Esteban; c'est Esteban ET lui. C'était comme s'il s'était lui-même étalé de la colle sur les ailes, s'enlevant tout espoir de pouvoir un jour s'envoler. Il restait avec Alvaro. C'était le sacrifice de sa vie. Pour son meilleur ami, il se privait de ses rêves. Un pied sur terre, un pied dans le rêve. N'abandonnant jamais complètement ce désir de partir, pas un jour ne se passait sans que le regard bleu d'Esteban ne croise le large.
Les années s'enchaînèrent sans que jamais les deux brigands ne rompent la moindre promesse. Rester unis tels des frères.
"-Aha ! Passe-moi le sac !
-Attrape !"Désormais grand et fort, Alvaro avait grandi, traversant le stade des 17 ans. Les rêves de chacun n'avaient toujours pas flétris. Nourris par une énergie dont on ignorait la source, les chemins étaient restés liés. Chevauchant à toute allure leur propre monture en ville, sur le marché, les deux galopins fuyaient la garde qui était à leurs trousses: le vol n'était toujours pas permis après tout. Le fameux sac contenant le butin journalier allait de mains en mains, narguant les autorités derrières elles. Alvaro avait ce sourire sur les lèvres que son ami de toujours n'était plus capable d'arborer. Un sourire jeune et rayonnant, empli de fierté et de rêves. On aurait dit qu'Alvaro avait drainé les meilleurs composants d'Esteban avec le temps. La liberté siérait-elle mieux à l'un plutôt qu'à l'autre ?
Progressivement, les idées d'Esteban tarissaient. Le sourire montrait de la difficulté à se révéler. Les muscles protestaient pour se lever. Les lèvres ne racontaient plus de récits pour faire rêver. Esteban mourrait, enfermé dans un monde dans lequel il s'était enchaîné à son seul et unique ami. Mais comment lui en vouloir ? Il l'avait choisi de son plein gré.
Une nuit, alors que les légendaires voleurs de Barcelone sévissaient, l'un des deux resta coincé sous l'emprise d'un soldat de la garde. Il était aisé de deviner duquel il s'agissait.
"-Este !!
-Ne reste pas là, va ! Ne t'occupe pas de moi."Si le destrier noir qui portait le cadet était décidé à la fuite, il n'en était pas de même pour son cavalier. Alvaro resta, arrachant son partenaire des griffes de l'homme en armure. Son partenaire qui ne lui avait jamais rien demandé.
"-J'te laisse pas tout seul. Tu viens avec moi !
-Laisse-moi ici, je ne veux plus continuer.
-Où sont passés tes rêves ? Tu disais que tu voulais les vivre, alors n'abandonne pas. Pas... maintenant."Il n'eut plus de réponse. Un coup de feu retentit. La balle, cruelle et sans pitié, se logea quelque part dans le corps du plus âgé. Son corps lourd et encore chaud chuta comme une pierre au sol.
Les deux orphelins, réunis. Une dernière fois.
"-Mes rêves sont en toi. Protège-les s'il te plait."
Devenir quelqu'un. Il doit devenir quelqu'un. S'il veut pouvoir défendre les idées de son allié, il doit le faire avec ses propres moyens. Avec sa propre identité. Il s'appellera "Álvaro". Celui qui protège.
À contrecœur, Alvaro abandonna l'enveloppe de son acolyte dans un dernier regard d'au revoir. Ce n'est pas un adieu. S'il possède ses rêves, il possède son souvenir. Un souvenir est puissant, ça ne disparait pas si facilement. Un souvenir aussi fort saura alimenter le canon expressif qu'il deviendra plus tard, tout comme de la poudre le ferait. Une source inépuisable.
[...]
Lorsque l'aube pointa le bout de son nez, les autorités regardèrent avec stupeur l'horizon. À sa frontière, un bateau dont les voiles étaient toutes sorties voguait jusqu'à plus loin encore. Et au sommet de son mat, les plus observateurs purent y apercevoir la silhouette d'un homme valeureux saluant sans regret le pays.