Lorsque Philippa naquit, le soleil brillait haut et la neige avait cessé de tomber, pour un petit moment. C'était tout le Gloucestershire qui s'était recouvert d'un tapis blanc. Le ciel était d'une clarté presque déconcertante, la chaleur glacée, le paysage, figé. C'était comme si le monde extérieur avait cessé de respirer, en contraste total avec l'agitation qui régnait à l'intérieur de Beverstone Castle. Les servantes courraient en tous sens, apportant draps épais et fourrures chaudes, linges propres et boissons désaltérantes. On demandait du bois pour le feu, des couvertures pour le bébé. En un mot, c'était la folie. Mais une folie pleine de joie et d’excitation. Lorsqu'il fut presque certain que la fillette et sa mère étaient bien portantes, les cloches de plusieurs villes sonnèrent, célébrant la naissance du premier petit-enfant du Duc de Gloucester. Ce dernier attendait toujours que son fils aîné, pourtant marié depuis des années, lui donne l'héritier tant attendu. Ainsi il aurait l'assurance, en quittant ce monde, que sa lignée perdurerait. Point d'enfant du premier-né, mais une petite-fille du second.
« Au moins aurais-je malgré tout une descendance ! » s'était exclamé le vieil homme. La semaine suivante, un baptême avait été célébré dans la Cathédrale de Gloucester, avec cette sobriété très protestante, chère au cœur de la famille. La petite Tewkesbury reçut le prénom de sa grand-mère paternelle, Philippa de Gloucester, auquel fut rajouté celui de sa mère, Josefine. Et elle fit officiellement son entrée dans le monde.
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little wild child
La prime enfance de Philippa, vite surnommée Pippa par son entourage, fut heureuse, on peut s'en douter. Seule petite-fille du Duc de Gloucester, elle connut les avantages de la noblesse : l'argent, la sécurité, la vie de château, l'éducation, sans en avoir les inconvénients : point de responsabilités, point de destinée toute tracée, elle grandit loin de Londres et loin de la Cour d'Henry VIII, où les Tewkesbury ne mettaient les pieds que s'ils y étaient contraints. Son grand-père et son oncle s'y rendaient plusieurs fois dans l'année, avec réticence. Quant à son père, s'il y allait une fois par an, cela relevait du miracle. On ne prit jamais la peine d'expliquer la raison à l'enfant, mais comme celle-ci avait toujours vécu ainsi, elle ne se posait pas la question. Les rares fois où elle songeait à la Cour, elle était persuadée que les autres familles de nobles agissaient comme la sienne, et passait aussitôt à autre chose. Fille unique, elle fut choyée par sa mère et gâtée par son père, son oncle et même son grand-père, un homme pourtant réputé froid et austère, mais qui se radoucissait considérablement lorsque la fillette était dans la pièce. Point de précepteurs pour la fillette : son père et sa mère lui apprirent à lire et à écrire, à compter. Ils lui enseignèrent l'histoire et la littérature, la musique et la danse, le latin et le grec ancien. Encouragée par son père, elle put puiser à loisir dans l'immense bibliothèque du château, recevant par ce biais un enseignement que l'on ne dispensait que rarement aux jeunes filles : celui du droit, de la stratégie militaire, de la culture politique. Les strictes mœurs du Protestantisme et l'apprentissage de la religion Réformée complétèrent l'ensemble. Sa tante, l'épouse de son oncle George, tenta en vain de lui enseigner l'italien et le français : à ces deux enseignements, là fillette était hermétique. Cependant, par sa mère, elle apprit l'allemand et le danois.
En effet, Josefine Tewkesbury n'était point native d'Angleterre, mais d'Allemagne du Nord, du duché de Holstein qui avait prêté allégeance, des siècles plus tôt, à la Couronne du Danemark. La tradition faisait même du Prince héritier le Duc de Holstein. Josefine ne venait pas d'une famille titrée, mais d'une famille influente, fortunée et cultivée : elle était la fille de Johann Rantzau, qui avait été le tuteur de Christian Oldenbourg, devenu Christian III de Danemark en 1533. C'est justement à Copenhague que les parents de Philippa s'étaient rencontrés : le plus jeune des fils du Duc de Gloucester, Edmund Tewkesbury, avait pour habitude de profiter de sa position de cadet pour échapper à d'éventuelles responsabilités, et en profitait pour assouvir sa curiosité en voyageant énormément. Dans les pays du Nord en particulier : son père le Duc avait adhéré à la Réforme Protestante autant par conviction que par esprit de contradiction, puisqu'il s'était fait baptiser quelques mois après que le Pape eut décerné à Henry VIII le titre de Défenseur de la Foi, son frère et lui n'avaient guère été longs à suivre. Il était connu que le Nord de l'Europe basculait à une vitesse folle vers le Luthéranisme, aussi était-ce par curiosité autant que par sympathie que le jeune Edmund avait posé le pied à Copenhague. Philippa adorait que sa mère lui raconte les circonstances où elle avait rencontré son père. Sans doute rêvait-elle à une rencontre pareille. Naître d'un mariage d'amour n'était pas donné à tout le monde, mais parmi les nombreuses chances qu'eut la fillette, il y eut celle-ci.
Très tôt, il fut criant que la demoiselle ne tenait que peu de sa mère, et tout de son père : les cheveux blonds et lisses, les immenses yeux verts si pâles qu'ils semblaient translucides, les traits finement dessinés, les pommettes racées et la douceur tangible demeurèrent apanages maternels. La fillette reçut de son père les boucles serrées et épaisses, d'un brun sombre et lumineux, les yeux bleu foncé en amande, pétillants de malice, mais aussi la mâchoire légèrement carrée, la peau claire qui brunissait facilement au soleil, les membres pleins de force et de vitalité. Était-ce dû à son héritage biologique où à son enfance en semi-autarcie, Philippa était une vraie petite sauvage, sans la moindre manière de Lady. Elle courrait à travers la campagne, se roulait dans la boue, poursuivait les renards jusque dans leur terrier, grimpait aux arbres, pataugeait dans les rivières en éclaboussant tout sur son passage, hurlait à pleins poumons lorsque les vents violents de l'Ouest lui fouettaient le visage. Elle se cassait la figure en moyenne quinze fois par jour, montait ses premiers chevaux à six ans, et disait à voix haute tout ce qui lui passait par la tête. Elle rentrait le soir chez elle, épuisée, les roues rougies par l'effort et les yeux brillants de fatigue, les genoux cabossés, les coudes écorchées, les jupons maculés de terre, de boue et de crottin de cheval, la robe trempée, les manches déchirées. Il fallait une bonne heure pour démêler les boucles sombres, dans lesquels se nichaient souvent ici des feuilles, là une branche, parfois des herbes ou des graviers. Lorsque un tiers osait avancer l'idée qu'il serait sans doute bon pour la fillette qu'on la cadre davantage, qu'on lui donne une véritable éducation de dame au lieu de la laisser passer ses après-midi à battre la campagne, la réponse d'Edmund Tewkesbury ne tardait pas :
« elle n'héritera de rien d'autre que ce que mon père et moi lui céderons. Elle n'aura jamais de terres, ne pourra gérer un domaine, et dépendra uniquement de celui qu'elle épousera. Autant qu'elle s'amuse maintenant, qu'elle profite de sa liberté ! »C'est au sein du château médiéval où elle était née que Philippa passait ses journées. Elle ne quitta jamais le Gloucestershire durant ses dix premières années, et ne le réclama jamais. La Cour demeurait pour elle un mystère qu'elle n'avait aucune envie de percer : chaque fois que le Roi Henry ou son entourage étaient évoqués, son grand-père se raidissait. Même le mariage du Roi avec l'Allemande Anne de Clèves, dont le frère était un Protestant avéré, ne convainquit pas le vieux Duc de quitter davantage ses terres. Idem lorsque le souverain épousa en sixièmes noces Katherine Parr. Pour Philippa, la Cour dégageait quelque chose de malsain, de dangereux, mais qui n'avait rien des dangers qui l'attiraient. On lui disait de ne pas toucher les flammes, elle avançait la main. On lui disait de ne pas grimper aux arbres, elle en atteignait la cime. On lui disait de ne pas courir, de ne pas sauter, de bien se couvrir avant de sortir dans le froid, et on la voyait s'élancer à toute allure avec les chiens du domaine en projetant de la boue sur son passage, le tout sans manteau et parfois sans chaussures. Mais si on lui parlait de la Cour, elle agissait comme son grand-père, son père et son oncle : elle se raidissait, sa respiration se bloquait quelques minutes, comme si le simple mot faisait naître un million de cauchemars. D'autant que si les Ducs de Gloucester détestaient visiter, ils détestaient tout autant recevoir : les invités se faisaient rares, à Beverstone Castle, et leur venue était terriblement angoissante pour la petite Pippa. Elle voyait son grand-père arpenter les pièces l'air renfrogné, s'assurant que toutes les tapisseries soient retirées et remplacées par d'autres, tendues sur les murs de pierre uniquement pour de semblables occasions. Philippa n'aimait pas ces tapisseries-là, elle préférait les autres, celles qui recouvraient habituellement les roches sombres des murs. Elle se demandait pourquoi il semblait si important que les tapisseries soient retirées et enfermées à double tour dans une remise des cuisines, mais n'osait pas poser la question à son père : d'instinct, elle avait compris que c'était un sujet délicat. Evidemment, elle en parlait encore moins à son oncle ou à son grand-père. Ce fut peut-être la seule chose que jamais elle n'osa demander. Mais pour cette unique raison, elle détestait les visites. Heureusement, ils en recevaient peu.
Finalement, il n'y eut guère d'ombre au tableau idyllique de cette enfance préservée, et l'enfant avait grandi de façon si insouciante qu'elle ne voyait pas les accrocs au sein de sa propre famille : la stérilité de sa tante, celle de sa mère depuis sa naissance. L'année de ses dix ans eut l'effet d'un couperet : en mars, le vieux Duc de Gloucester, grand-père de Philippa, fut emporté par la fièvre. La fillette le veilla deux jours entiers, pour la première fois elle voyait la mort autrement que dans les livres. En juillet, une fausse couche manqua de tuer sa chère mère. Ce drame fut, pour Josefine, le déclencheur : Philippa ne devait plus vivre ainsi, en semi-autarcie, comme une petite paysanne sauvage. Philippa était Gloucester, elle devait vivre selon son rang. Des disputes éclatèrent entre elle et son mari, qui refusait de voir leur unique fille s'éloigner du château, disputes souvent soldées par des larmes, et qui serraient le coeur de la petite. Jamais avant ses parents ne s'étaient disputés. Pour la première fois, Philippa avait peur du futur, craignait demain.
« J'ai peur, » murmurait-elle lorsque, allongée dans le noir et quettant le sommeil, elle entendait les cris de ses chers parents résonner contre les murs de pierre,
« je voudrais que tout redevienne comme avant. » Comment tout cela allait-il se terminer ? De quoi demain serait fait ? Autant de questions qui plongeaient l'enfant dans un sommeil agitait, et qui demeuraient sans réponses lorsqu'elle se réveillait.
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greatness in your blood
Les Tewkesbury n'avaient pas leurs entrées à la Cour d'Angleterre, cela était avéré. Jusqu'alors, la demoiselle ne s'était jamais exprimée sur le sujet, mais lorsqu'elle réalisa que le souhait de sa mère était de la voir devenir une dame de Cour, elle prit les devants et profita d'un moment passé seule avec son père pour lui poser la question.
« Je savais qu'un jour, tu me le demanderais, » avait-il souri. Il répondit, il lui parla comme on parle à une adulte, il lui expliqua qu'avant le Roi Henry VIII avait régné son père Henry VII, homme qui n'avait pas hérité de la Couronne, mais qui l'avait conquise, mettant un terme à la Guerre des Deux-Roses qui ensanglantait le pays depuis trop longtemps déjà. Une lutte presque fratricide entre des familles cousines, qui avait vu l'Angleterre se déchirer. Frère contre frère, cousin contre cousin. York contre Lancaster. Rose blanche contre rose rouge. La rose rose des Lancaster l'avait emportée en 1485, lors de la bataille de Bosworth où le dernier Roi York, Richard III, trouva la mort. Tudor s'empara du trône, épousa une princesse York, fonda une nouvelle dynastie qu'Henry VIII perpétuait aujourd'hui. Tout cela, Philippa le savait : elle écoutait son père avec la plus grande des attentions, mais ne comprenait pas où il comptait en venir. N'avait-elle pas lu cette histoire des centaines de fois, dans les livres ? Quel était le rapport entre la chute des York et leur présence à la Cour ? Edmund dut lire l'incompréhension sur le visage si expressif de sa fille chérie, et il eut un tendre sourire :
« pense aux tapisseries qu'il nous faut ôter dès qu'une visite s'annonce. » La demoiselle réfléchit, se remémora les détails de ladite tapisserie. Et comprit.
« Une rose blanche, » souffla-t-elle. Son père opina en souriant, et poursuivit son explication : les Tewkesbury ne portaient pas seulement le nom d'une ville du Gloucestershire, ils portaient aussi le nom de la plus écrasante des victoires York, celle qui avait assis définitivement le règne d'Edward IV et s'était soldée par les morts successives d'Edward de Lancaster et de son père, le roi Henry VI. En somme, ils sonnaient comme un rappel d'une famille jadis puissante, crainte encore par les souverains Tudor. L'exécution du Duc de Buckingham, autre descendant d'Edward III, n'était-elle pas la preuve que la légitimité des Tudor n'était pas totalement acquise ?
« Et ce n'est pas tout, » poursuivit le père de Philippa alors que la jeune demoiselle buvait ses paroles. Il continua son récit, expliqua que le seul fils légitime de Richard III était mort très jeune dans le Yorkshire, mais que son fils bâtard, John, avait hérité du Duché de Gloucester. En un mot, il était leur ancêtre.
« Nous ne sommes pas une menace directe pour le Roi Henry, » conclut Edmund,
« puisque nous descendons d'une branche bâtarde. Mais nous ne serons jamais ses amis, cela est certain ! »Philippa comprenait tout, à présent : l'exclusion partielle de la Cour, le rejet de son grand-père, sa haine contre les Tudor et le clan Lancaster. Jusqu'à son dernier souffle, le vieil homme avait été le plus fidèle partisan des York. Du haut de ses dix ans, elle comprenait ce qu'elle n'avait pas compris quelques années plus tôt : les regards, les raclements de gorge, les tons et les paroles, tout prenait sens. Mais alors qu'elle puisait à nouveau dans les livres d'histoire, cherchant encore et toujours davantage d'informations sur ces noms énoncés par son père, ces York, Edward IV et Richard III, John de Gloucester et Tewkesbury Battle, sa mère continuait de planifier sa destinée. La Cour d'Angleterre n'accueillerait jamais l'enfant, en tout cas jamais autrement que comme la descendante d'un souverain dont on voulait effacer le souvenir. D'autant que le père de Philippa se refusait, par égard pour la mémoire de son père, à confier son unique enfant au Roi Tudor. Ce fut finalement vers le Danemark, où ils avaient conservé l'essentiel de leurs contacts, que Josefine et Edmund se tournèrent. Les tractations auraient pu être longues sans l'appui de la famille de la jeune mère et les relations cordiales qu'elle entretenait avec la famille des Oldenbourg ; quant au cadet des Gloucester, il avait fini, au terme de longues disputes et d'autant de crises de larmes, que sa femme avait raison : l'avenir de Philippa n'était pas entre les murs du château de Beverstone, mais au sein d'une Cour Royale. Et comme Anne Boleyn jadis partie au service de Claude de France, novembre 1546 sonna pour l'enfant sauvage du Gloucestershire le grand départ. Elle fit ses adieux à son Duché natal et à ses habitudes libres, et quitta l'Angleterre au petit matin, depuis le port de Bristol. Une escale à Calais, et elle quitta définitivement les terres Anglaises pour celles, froides et inconnues, du Danemark.
Nous pouvons marquer là une pause dans le récit pour décrire non pas quelle enfant était la petite Philippa à l'heure où elle quitta ses parents et sa vie, mais quels furent les émotions et sentiments qui traversèrent son cœur alors que son navire brisait les flots, la transportant toujours un peu plus loin de sa vie. Tout d'abord, devant ses parents, elle se refusa à verser la moindre larme. A présent qu'elle savait quelles origines étaient les siennes, elle se sentait descendante de Roi et partait du principe qu'elle se montrerait aussi digne de ses ancêtres que son grand-père l'avait été. L'idée qu'une jeune fille de haut rang devait apprendre, un jour où l'autre, la vie de Cour, s'était finalement insinuée en elle, et elle avait accepté son sort. Du moins était-ce ce qu'elle désirait montrer au monde en quittant l'Angleterre. Elle savait aussi qu'elle se serait pas seule au Danemark : sa mère Josefine lui avait assuré que la Reine Dorothée était une personne admirable qui méritait tous les honneurs, et ses oncles et tantes maternels, la famille des Rantzau, serait à même de la prendre en charge. C'est forte de l'idée qu'elle accomplissait sa destinée que la fillette posa le pied sur les planches de bois du bateau. Dès l'instant où elle monta à bord jusqu'à ce que ses parents disparaissent à l'horizon, elle ne pleura pas mais garda les yeux fixés sur leurs silhouettes et leur adressait de grands signes de la main. Jusqu'à ce qu'ils disparurent : alors seulement, elle fondit en larmes, et alors que des torrents chauds et salés se déversaient le long de ses joues, elle regretta son château et ses robes trouées, sa mère et son père, son oncle et sa tante, son grand-père et son monde. Elle se sentait seule, abandonnée et presque rejetée, elle se demandait si ses parents n'avaient pas désiré l'envoyer au loin pour s'en débarrasser et ne plus jamais la revoir. Toutes les hypothèses, toutes les théories furent imaginées par cette enfant de dix ans bientôt onze, désespérée de quitter son monde clos et son univers protecteur. Sa vie, elle le savait, avait pris un nouveau tournant. Comme il lui semblait loin, le temps où elle coursait les renards ! Et que n'aurait-elle pas donné pour revenir en arrière ! Mais une autre part d'elle, son côté aventurier, était intrigué par le Danemark, le pays de sa mère dont elle avait tant entendu parler. Et ses origines nobles la poussaient à penser que c'était là ce que Dieu et son sang avaient prévu pour elle : Philippa sécha ses larmes lorsque, après plusieurs jours passés en mer, ils accostèrent enfin le Royaume de Christian III. Son destin s'accomplissait, même si pour l'enfant, c'était dans la douleur.
Noble demoiselle peut-être, nièce du Duc de Gloucester sans doute, descendante de Richard III certainement, il restait que Philippa était Philippa, et ses manières simples, enjouées et franches si peu nobles firent sensation à Copenhague. On s'interrogea : qui était donc cette demoiselle si peu raffinée dans l'entourage de la Reine ? Le fait était qu'elle n'avait aucune manière de dame : elle riait trop fort, disait ce qu'elle pensait, tempêtait quand une chose la contrariait et sautillait en tous sens lorsqu'elle était heureuse. Néanmoins, la Reine apprécia son sens de l'humour et de la répartie, sa franchise, sa loyauté aussi, car elle avait promis à ses parents qu'elle servirait Dorothée de Saxe-Lauenbourg comme une seconde mère, et elle ne comptait pas manquer à sa parole. De longs mois furent nécessaires pour inculquer à la demoiselle l'art de bien se tenir à table, de l'habiller et de se coiffer convenablement, d'apprendre à sourire comme il était d'usage, à parler et à se taire quand il le fallait. La mission ne fut pas remplie en intégralité, car même si les semaines virent la jeune Philippa s'assagir considérablement, dix années à vivre en cercle fermé et jouissant d'une totale liberté ne pouvaient aisément disparaître. Elle conserva sa franchise, sa naïveté aussi, et pouvait se comporter de façon totalement déplacée, mais globalement, sa mise s'améliora. Elle y mettait du sien, il fallait le dire : renoncer à ses manières et habitudes la peinait mais elle craignait de décevoir ses parents, et la Reine, car elle l'estimait énormément. Elle lui servait de lectrice, de confidente aussi, et il arrivait même que la souveraine congédie ses autres dames pour ne garder avec elle que Philippa, qui l'aidait à s'habiller et à peigner ses longs cheveux d'or en la tenant au courant des derniers ragots de la Cour. Racontés par Pippa et sa fraîcheur candide, ils avaient une saveur particulièrement amusante à laquelle la Reine avait pris goût. La jeune Anglaise restait évidemment en contact avec ses parents, leur écrivait de longues missives pleins de détails sur Copenhague, le Roi et la Reine, ses activités quotidiennes et les rencontres qu'elle avait faites. Ils lui répondaient par des missives tout aussi longues, s'amusant de ses anecdotes et lui donnant des nouvelles du Gloucestershire.
En tout, la jeune demoiselle demeura cinq ans au service des Rois très Protestants du Danemark. Cinq ans qui la virent se transformer : une fillette avait quitté l'Angleterre, une femme y retourna. La vie de Cour l'avait considérablement calmée, mais elle conservait une bonne part de son innocence, de son impulsivité, et le caractère sauvage de son enfance ne l'avait jamais totalement désertée. Jeune femme cultivée et dotée d'une petite fortune, il y avait fort à parier que quelques prétendants ne manqueraient pas de lorgner sur la demoiselle, mais pour l'heure, son père veillait à ce que nul n'importune son enfant bien-aimée, et la petite Philippa put rester insouciante quelques années encore. Elle venait juste de fêter ses quinze ans lorsqu'une missive lui parvint de Beverstone Castle : son père demandait son retour immédiat. Elle fit donc ses adieux à son pays d'accueil, des adieux moins solennels et plus légers que ceux faits à l'Angleterre cinq années plus tôt, mais non dénués de regrets, car elle s'était plu au Danemark, en avait apprécié les souverains et la politique. En février 1551, elle foulait à nouveau le sol Anglais, réjouie de retrouver sa terre natale. Elle n'était cependant pas au bout de ses peines.
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not a mother, but almost
Edmund Tewkesbury s'était montré enchanté de revoir son unique enfant : ses boucles brunes étaient toujours les mêmes, ses yeux bleus toujours aussi brillants, son visage toujours aussi expressif et son sourire, aussi généreux. C'était une jeune femme plus sage que la fillette sauvage le laissait présager, néanmoins quelques paroles de bienvenue échangées suffirent au Lord pour comprendre que sa Philippa était toujours la même, la langue bien pendue et le verbe parfois acide. Les accrocs dans les robes avaient disparu, pour laisser place à des motifs joliment brodés par la jeune femme, qui au contact de la Reine du Danemark avait appris à apprécier les travaux d'aiguille. Mais la personnalité de Philippa, elle, n'avait que peu changé, et sa nature profonde faisait toujours qu'elle ne pouvait ni aimer à moitié, ni détester sans haïr, elle pouvait être tout et son contraire, passer du rire aux larmes, de l'allégresse à la colère, et ce en un clin d'oeil. Assez étonnamment, Edmund en fut autant inquiet que rassuré. Toute à sa joie de retrouver son château et ses terres, la jeune Tewkesbury ne s'était pas rendue compte du pli soucieux qui barrait le front paternel, dans un premier temps du moins. Mais bien vite, il s'ouvrit à elle, lui expliquant les raisons de son retour précipité en Angleterre : fin décembre 1550, le frère aîné d'Edmund, l'oncle George, était mort des suites d'une blessure grave infligée au cours d'une partie de chasse. Mort sans enfants, comprit Pippa, puisque sa tante n'avait jamais réussi à porter la vie. C'était donc à Edmund que revenait le Duché de Gloucester, et à Philippa, le rôle d'héritière.
« Pas pour toujours sans doute, » avait annoncé son père : Josefine était finalement parvenue à tomber enceinte, près de quinze ans après sa première-née. Ils espéraient voir naître un garçon, car loin de déprécier leur fille, chacun des deux parents savait qu'elle aurait plus de mal à se faire entendre : un garçon assurait la continuité du nom et de la lignée. Tout cela fut difficile à digérer pour la demoiselle, d'autant que sa mère était faible et malade, constamment fatiguée. Avec effroi, Philippa se souvenait de cette fausse couche qui avait failli la tuer, cinq ans plus tôt. Elle détesta l'enfant à naître, elle le haït parce-qu'il aurait tout ce qu'elle voulait : les terres, les titres, le nom, et en plus il risquait d'emporter sa mère. Elle priait pour que l'enfant fut une fille, et s'en voulait terriblement de nourrir de telles pensées à l'égard de son cadet.
L'attente ne fut pas longue : le 1er mars, Josefine Tewkesbury accoucha d'un petit garçon. Comme sa sœur quinze ans plus tôt, il reçut un baptême Protestant dans la Cathédrale de Gloucester, les cloches sonnèrent pour célébrer son entrée dans le monde. Stephen Christian Tewkesbury était un beau bébé, éclatant de santé, bien portant dès ses premières heures, et Philippa s'était jurée de ne jamais lui accorder un regard. Une promesse qu'elle ne put tenir : une semaine jour pour jour après cet heureux événement, une fièvre puerpérale emporta Josefine. Outre son propre chagrin, la jeune fille tenta de consoler au mieux son père, et lorsque aucune servante ne parvint à calmer le bébé hurlant, on le mit dans les bras de Philippa, qui prise au dépourvu ne put qu'accepter... Et détailla les traits de son petit frère. Pâle et déjà blond comme leur mère, ses traits rougis de colère s'étaient brusquement apaisés et il observait le monde alentour en respirant par à-coups, détaillant chaque mouvement de ses yeux verts presque translucides. Les yeux de leur mère. Malgré elle, elle sentit un amour immense lui envahir le cœur.
A nouveau, ce fut une nouvelle vie pour Philippa, bien différente des deux premières : elle n'était plus nièce, mais fille de Duc, sœur d'un futur Duc, et c'était en Angleterre que serait dorénavant sa place. Du Danemark, elle ne conservait que de bons souvenirs, d'excellents amis, et les nombreux livres offerts par la Reine avant son départ. A présent, elle devrait se faire une place à la Cour de Londres, et son père l'avait mise en garde :
« Londres n'est pas Copenhague, Philippa. Le Danemark est un Royaume puissant dans le Nord, mais insignifiant face aux monstres sacrés que son l'Angleterre, la France et les Espagnes. La Cour de Christian est Dorothée brille, mais son luxe et son danger ne sont rien comparés à ceux de Whitehall. Tu étais la bienvenue, au Danemark, tu avais des liens familiaux, une accointance religieuse. A Londres, tu es la descendante d'un Roi détesté, la représentante d'une famille jadis opposée au pouvoir. La Cour sera hostile, comme elle le fut pour ton grand-père et ton oncle, comme elle l'est pour moi. Mais tu dois t'y faire une place, car tu es fille du Duc de Gloucester, et que j'ai besoin de toi là-bas. » Jamais on ne lui avait parlé de façon aussi solennelle, et la jeune fille prit peur. Elle avait l'impression qu'on lui attribuait le rôle de l'agneau jeté en pâture aux lions, et supplia son père de la laisser rester à Beverstone Castle auprès de Stephen. Pour la première fois, il refusa de céder à sa fille, mais lui promit de trouver une solution pour qu'elle s'habitue à la Cour et ses manœuvres sans prendre trop de risques. Et cette solution vint bientôt, dotée d'un nom et d'un prénom, d'un titre et d'un visage, d'un regard pétillant et d'un sourire sincère : Antanasya Cavendish, Duchesse de Devonshire. Les deux familles entretenaient de cordiales relations depuis leur basculement côté Protestant, et Edmund de Gloucester n'aurait jamais confié Philippa à une personne en qui il n'avait aucune confiance. Lorsque les deux jeunes femmes se rencontrèrent, Antanasya plût d'emblée à la Lady si peu 'lady-like' qui suivait son instinct avant tout. Par bien des côtés, la Dame du Devonshire lui rappelait la Reine Dorothée, tant par la façon dont elle menait sa vie que par celle dont elle veillait sur sa progéniture. Aussi lorsque son père lui annonça qu'elle suivrait la Duchesse à la Cour de Londres, où elle apprendrait les ficelles du métier, elle accepta avec joie, ses craintes envolées. A la fin du mois de juin 1551, Philippa quitta le Gloucestershire pour les terres du Devon, laissant son cher père à ses responsabilités de Duc et son frère adoré aux bons soins de la maisonnée prévue à cet effet, non sans la promesse de retourner les voir dès que possible.
Quatre ans s'écoulèrent, aussi vite qu'un battement de cils. Les journées de Philippa étaient plutôt chargées : elle servait Antanasya Cavendish comme elle avait servi la Reine du Danemark, la suivait dans ses déplacements et apprenait à son contact l'étiquette à suivre une fois passées les portes de Londres. Son père avait vu juste : entre l'Angleterre et Copenhague, un fossé immense subsistait. Parfois, elle se demandait vraiment si elle ne se serait pas faite dévorer toute crue, s'il n'y avait eu la Duchesse pour l'aider et la guider. Les premières années furent radieuses : Edward VI affirmait la Réforme et soutenait la diffusion du Protestantisme dans tout le pays, à la grande joie de la demoiselle. Protégée par Lady Cavendish, elle ne craignait pas les regards noirs et les allusions à ses aïeuls dont elle était fière, et si des prétendants se faisaient entendre, elle ne le sut jamais : là bas, à Beverstone Castle, son père veillait. Le petit Stephen grandissait à vue d’œil, et Philippa ne se souvenait même plus de la rancœur qu'elle avait eue à son égard avant qu'il vienne au monde. Son frère était ce qu'elle avait de plus cher au monde, avec son père et son duché, et s'il avait fallu tuer pour le protéger, elle l'aurait fait sans la moindre hésitation. Par chance, la Duchesse lui permettait régulièrement de se soustraire à ses obligations le temps de rendre visite aux siens, dans le Nord, et retrouver sa terre était pour la Lady une incroyable source de joie. Elle n'était pas tout à fait à son aise à la Cour, malgré tout, et une fois passée la Severn, elle redevenait presque la petite sauvage de son enfance, quoique pas tout à fait : des années et des épreuves l'avaient vu mûrir, d'autant qu'à présent, elle jouait un peu le rôle d'une mère pour le petit Stephen qui n'avait jamais connu la merveilleuse femme qu'était Josefine. Pour son frère, Philippa espérait une enfance aussi heureuse que la sienne. Son père, nanti par les responsabilités dont il n'avait jamais vraiment voulu, trouvait toutefois un peu de temps pour s'occuper de ses deux enfants, veiller au bien-être de Stephen et répondre aux missives de Philippa lorsqu'elle était au loin ; lorsqu'elle était là, ils discutaient à bâtons rompus, de Londres et de Gloucester, du Danemark et de la Réforme, de la Cour et de Beverstone, des plantes folles qui grimpaient le long du mur et des tapisseries qu'on continuait de retirer à chaque visite. La demoiselle s'épanouissait, prenait en taille et en formes, devenait progressivement une femme. Elle avait pris l'habitude de broder des roses blanches sur ses robes, arguant qu'elles symbolisaient le plein été, taisant le fait qu'elles étaient surtout le signe du sang qui faisait battre son cœur. Auprès de Lady Cavendish, elle continua son apprentissage, trouvant en la jeune femme un autre modèle, après sa mère. Elles avaient bien des points communs, en réalité : leur amour de la campagne, leur côté sauvage, leur enfance à l'éducation presque masculine, outre le titre et les convictions religieuses. Autant de choses qui faisaient qu'elles ne pouvaient que s'apprécier.
Quelle femme était devenue Philippa à dix-huit ans ? Une jolie femme d'après certains, mais sans les traits élégants des Dames de l'Aristocratie. Ou étaient-ce ses manières, demeurées vives et franches, joyeuses et pleines d'éclat en dépit des années ? Sa sincérité, sa candeur, sa naïveté parfois, faisaient qu'elle pouvait être appréciée, mais comme on apprécie une petite fille imaginative, et rares étaient ceux qui voyaient en elle la descendante de Richard III. Mais à tout dire, elle se fichait bien de l'avis des autres : elle avait la protection de son père et d'Anya Cavendish, elle avait pour son frère l'amour qu'une mère porte à son enfant, elle était pieuse et douce, parfois bruyante, toujours trop franche, colérique et masculine à ses heures. Pleine et entière, elle croquait la vie à pleines dents avec l'insouciance de ses plus jeunes années sans vraiment se soucier du lendemain. Chassez le naturel, il revient au galop, n'est-ce-pas ?
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the boar is still breathing
Parce-que les joies ne durent que peu de temps, l'effroi pointa son nez à l'été 1553, lorsque mourut le Roi Edward après avoir brisé le testament de son père et déshérité ses deux sœurs en faveur de sa cousine. Philippa se demanda un instant comment de telles choses étaient possibles au sein d'une fratrie, mais un nouveau problème accapara son attention : en juillet, Lady Jane Grey, cousine d'Edward par sa grand-mère maternelle qui avait été la sœur d'Henry VIII, était couronnée Reine d'Angleterre, d'Irlande et de France. Dix jours plus tard, Jane était destituée, Mary Tudor couronnée. Une nouvelle ère s'ouvrait pour les Anglais : celle du retour dans le giron Catholique et Romain après des décennies de réformes visant à stabiliser le Protestantisme. Chez les Cavendish comme chez les Tewkesbury, le pire fut envisagé, à raison. Dès la fin du mois de juillet, Edmund de Gloucester se convertissait au Catholicisme, entraînant avec lui son fils, guère en âge de comprendre, et sa fille. Il fallut batailler des jours entiers pour que Philippa accepte :
« Je ne te laisserais pas endosser le rôle de martyre, Philippa. Ton frère et moi avons besoin de toi ici, et pas là-haut, » lui dit son père. Elle finit par comprendre que la sécurité des siens en dépendait, et s'y plia de mauvaise grâce. Tout comme la Duchesse qu'elle servait, son cœur était Protestant et le resterait toujours. Le début du règne de Mary Ière avait commencé sur les chapeaux de roue, c'était certain, et si aucune exaction ne fut officiellement commise contre les Protestants du Royaume, le pire était à redouter. N'était-elle pas la fille d'un Roi qui avait conduit deux de ses épouses sur l'échafaud ? N'était-elle pas la petite-fille des Rois Catholiques Ferdinand et Isabelle, unificateurs de la Castille et de l'Aragon, conquérants émérites et fanatiques hors-normes ? Que pouvait-on attendre de semblable souveraine ? Alors qu'on ignorait vers quelles alliances nouvelles allait l'Angleterre (l'Ecosse de Marie de Guise ? L'Espagne de Charles Quint ?) les adeptes du culte de Luther s'en remirent à la Princesse Elizabeth, mystérieuse jeune femme à la chevelure de bronze, qui cependant refusa de soutenir quiconque, et au charismatique leader Wyatt. Cavendish comme Tewkesbury avaient en partie financé sa révolte, quoique Edmund de Gloucester s'était montré prudent : la famille subsistait exclusivement par ce que leur offrait leurs terres, sans le moindre privilège royal, aussi comptaient-ils parmi les Seigneurs des plus pauvres des Midlands, quand bien même leur situation était cent fois meilleure que ceux des paysans ou des petits bourgeois. Il finança certaines opérations, mais sûrement pas autant qu'il l'aurait souhaité. Finalement, cela joua plutôt à son avantage, puisque la rébellion fut avortée par les troupes de Mary. Philippa persista dans ses fonctions auprès de Lady Cavendish, mais toutes deux s'inquiétaient, et plus le temps passait, plus l'épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes se faisait plus lourde, plus prégnante. Pippa n'avait plus le sommeil tranquille, et aurait mis sa main au feu qu'il en allait de même pour Antanasya. Mais la comédie de la vie à la Cour devait toujours se jouer, alors la jeune femme prit sur elle, surit et s'efforça d'avancer.
Le nouveau choc, le début d'une quatrième vie, ce fut au mois d'août 1554. Mary Ière occupait le trône depuis un an déjà, et de nouvelles exactions contre la religion Réformée étaient à prévoir : déjà s'organisait le mariage de la souveraine avec Philippe II, fils de Charles Quint. Quid de l'alliance avec l'Ecosse, c'était vers les Royaumes Espagnols que se tournait la souveraine, en digne fille de Catherine d'Aragon, mais surtout en digne petite-fille d'Isabelle de Castille. Et alors que la Cour était en émoi, Edmund de Gloucester contracta une forte fièvre, guerre différente de celle qui avait emporté son vieux père, des années plus tôt. La généreuse Antanasya accepta immédiatement que sa protégée quitte son service quelques temps, et c'est une Philippa paniquée qui débarqua à Beverstone Castle un beau matin. Son frère était assis aux côtés du Duc mourant. Le père de famille parla longtemps à son fils, tenta de lui inculquer les qualités de l'honneur, de la justice et de la loyauté, espérant que ce petit bout d'homme de trois ans et demi se souvienne un jour de ses paroles. Faible certes, mais l'esprit vif, Edmund organisa à la hâte sa succession, réservant une dot confortable pour Pippa, confiant le bon soin du château au fidèle intendant qu'il avait côtoyé toute sa vie, chargeant plusieurs précepteurs de veiller à l'éducation de son fils. Il le congédia bientôt, désireux de s'entretenir avec sa fille. Philippa était en larmes plus qu'elle ne l'avait jamais été : son père avait toujours énormément compté pour elle, sans doute même davantage que sa mère. Il était le roc sur lequel sa vie était bâtie, et voilà que son âme s'apprêtait à quitter ce monde pour laisser son corps rejoindre ceux du vieux Duc et de son oncle George dans le tombeau familial.
« Tu es très jeune, mon enfant bien-aimée, » lui souffla le Duc,
« et plus que tout j'aurais voulu t'épargner cette vie. Mais tu es la seule sur qui je puisse compter... La seule... » L'homme était très faible, et même sa voix se mourrait. Philippa lui baigna le front avec de l'eau fraîche, et lorsqu'elle croisa le regard de son père, si semblable au sien, elle y lut la peur, l'inquiétude, l'anxiété. Il n'était pas en paix.
« Que puis-je pour vous, Père ? Qu'attendez-vous de moi ? » Au stade où elle était, il aurait pu tout lui demander.
« Veille sur ton frère, Philippa. Nul ne veillera mieux que toi à ses intérêts. Ne laisse pas les Lords du Parlement mettre leur grain de sel dans les affaires qui relèvent des Ducs et des Ducs seuls. Ils n'attendent qu'une faiblesse pour s'engouffrer dans la brèche... Une jeune fille, un petit garçon... Il te faudra du courage pour leur faire face, mais je sais que tu en as. » Ah bon ? Elle, elle n'était pas aussi sûre. En cet instant, elle ne se sentait pas courageuse, mais au contraire faible, désespérée, sans espoir.
« Pour Stephen, pour le Gloucestershire, tu dois le faire. » Du revers de la main, la jeune fille s'essuya les joues, sachant toutefois fort bien qu'elles seraient trempées de larmes moins d'une minutes plus tard. Elle renifla.
« Je ne suis pas sûre d'en avoir la force, Père. » Elle était une fille de Gloucester, elle n'avait rien des femmes à poigne de Londres. Elle pouvait s'énerver, tempêter, elle était vindicative et irritable, mais ne serait jamais prise au sérieux.
« Fie-toi à ton instinct, ma chérie, et écoute bien les conseils d'Antanasya Cavendish. C'est une personne au jugement sûr, elle t'aidera. » La jeune femme mit un certain temps à retrouver sa voix, puis déclara finalement :
« Je veillerais sur Stephen et sur le Duché. Partez en paix, vous avez ma parole. » Le Duc mit deux semaines à mourir. Chaque jour, il faisait venir ses deux enfants à son chevet, leur parlait ou non, gardait les yeux rivés sur eux, comme pour s'imprégner à jamais de leur image. Il mourut dans son sommeil, et ce n'est qu'au petit matin, lorsque Philippa entra dans sa chambre, qu'elle vit son corps devenu froid comme le marbre et blanc comme la neige. Il eut droit à des funérailles dignes de son nom dans la Cathédrale de Gloucester, puis fut inhumé dans les cryptes de Beverstone Castle, entre son père, son frère et son épouse. Bientôt, la lettre de la Reine Mary confirmant le petit Stephen comme Duc de Gloucester arriva au château, et les directives données par le père de Philippa et Stephen se mirent en place. Le Parlement se réunit en Conseil de Régence, refusant d'accorder à Philippa un droit de regard sur les affaires du Duché, ce qui eut pour effet de provoquer l'ire de la demoiselle. Une jeune femme sans grande expérience politique, certes, mais une jeune femme têtue et intelligente, qui avait lu des ouvrages de philosophie sans songer qu'un jour elle aurait à s'en servir. Suivant les célèbres préceptes de Machiavel, ceux de changer de cap en suivant le vent et la variation des choses, ceux de rester dans le bien si possible mais de savoir entrer dans le mal en cas de nécessité, elle acheta, à grands coups de livres et de promesses, les Lords du Parlement. Cela lui prit des mois, n'est d'ailleurs pas totalement acquis. La puissance qu'elle escomptait prendre sur le Duché n'était pas encore suffisante, mais elle s'appliquait à ronger son frein, dans le but d'offrir un jour à son frère l'intégralité des pouvoirs sur le Gloucestershire. De faire de lui un Duc comme l'avaient été leur grand-père, leur oncle et leur père.
Et le Protestantisme, dans tout cela ? La jeune femme était trop fière pour l'avoir abandonné, mais préférait se taire pour l'heure. La lutte n'était pas terminée, elle y prendrait part dès que sa situation à Gloucester se serait améliorée. Pour l'heure, son frère et leur Duché étaient plus importants que tout, le Paradis pouvait attendre quelques mois de plus. Elle avait reprise à son compte la devise de son aïeul Richard III : loyauté me lie. Elle avait promis à son père de veiller sur Stephen, chose qu'elle aurait de toute façon faite, puisque Stephen était son frère et que les liens du sang étaient plus forts que tout. Elle avait promis de veiller sur le Duché, et elle le ferait, à n'importe quel prix. Trois combats l'animaient désormais : Stephen, le Gloucestershire et le Protestantisme, même si ce dernier se faisait plus discret. Au Diable le reste, elle ferait son devoir, et ce malgré les sacrifices. Parfois, elle doutait d'en être capable, mais se confortait de l'idée que de toute façon, nul ne lui avait laissé le choix. Le jour de l'enterrement de son père, elle avait commencé à broder une tapisserie, qui rejoindrait celles que l'on cachait lors des réceptions : des roses blanches, et un sanglier, l'animal que le dernier Roi York avait pris pour emblème.
« Parce-que quoi qu'ils fassent, les sangliers respirent encore. » [Seuls les administrateurs ont le droit de voir cette image]