Don't forget where you come from ...
Je n’ai jamais vraiment connu ma mère. Elle a disparue quand j’avais quatre ans. Son visage reste gravé dans ma mémoire, immobile et froide. Je ne suis même pas sure que ce n’est pas une image qu’on m’avait montré. Mon frère m’a dit un jour que c’est à ce moment-là que notre père a commencé à déprimer. Parfois, il se forçait à sourire, mais au fond, on voyait qu’il était empli d’un malheur qui le rongeait de l’intérieur. Il n’était jamais parvenu à surmonter la disparition de ma mère. Il l’avait cherchée pendant des mois, se noyant dans le travail le reste du temps. Autour de nous, tout le monde se doutait qu’elle avait dû tomber sur un coupe-gorge et que son corps avait pourri au fond d’un bois. Je n’irais pas jusqu’à dire que cela était courant, mais plausible, oui.
Pendant près d’un an, je vécu avec pour seule compagnie la gouvernante de la famille. Je ne voyais jamais mon père, plongé dans ses faux espoirs, et rarement mon frère, obligé de tenir la boutique à présent. Heureusement, le business fonctionnait correctement et nous ne manquions rien, si ce n’était d’affection. Au vu de beaucoup d’enfants, j’avais de la chance. Je ne m’en rendais pas compte, à l’époque.
6 janvier 1552
Les flocons tombaient doucement sur le sol, laissant une fine couche blanche qui tournait au marron dès qu’elle atteignait les pavés salis de boue. Même de ça, je m’en souviens. Je n’ai pas oublié non plus la porte en morceau, le regard fou de mon frère et le reflet du mien, confuse, dans les morceaux de verre au sol.
Il se précipita à l’intérieur, m’ayant préalablement repoussée pour m’empêcher de le suivre. Je me doutais de ce qu’il avait dû trouver, ne le voyant pas revenir. J’avais beau être jeune, je n’étais pas idiote pour autant. J’étais là, figée, incapable d’articuler un seul mot. Les larmes auraient dû couler, mais elles ne vinrent pas. Je restai là, immobile, jusqu’à ce que la voisine sorte dans la rue. Son mari s’engouffra à son tour dans notre petit commerce tandis qu’elle me prenait à l’intérieur de leur demeure.
Elle m’assit à la table à manger et retira ma veste. Je me rendis compte seulement à ce moment-là de la morsure du froid sur mon visage. Je ne savais que dire, incapable de penser correctement. Mon frère revint d’un air désemparé après ce qui me sembla être une éternité, durant laquelle je ne parvins pas à ouvrir la bouche. Ses yeux étaient légèrement rougis, mais il ne serait pas laisser pleurer devant moi. Tout prit sens, j’éclatai en sanglots, partagée entre la tristesse d’avoir perdu mon père et la rage que j’éprouvais pour ceux qui avaient fait ça. D’expérience, je savais qu’on ne retrouvait pas souvent les meurtriers et que sa mort resterait probablement sans vengeance.
20 mai 1554
Les mois suivants la perte de nos proches avaient été compliqués pour nous deux. Jean devait travailler beaucoup plus qu’avant pour faire subsister ce qu’il restait du commerce de mon père. Tout avait été détruit, volé. Il ne nous restait presque rien. Même pas de quoi enterrer dignement notre père. De riche bourgeois, nous en étions arrivés à lutter pour trouver de quoi manger. Chaque jour semblait plus laborieux. J’avais été mise à contribution dans la boutique, réparée autant qu’elle pouvait l’être. Nous avions pu sauver la plupart des meubles, heureusement. Ils avaient volé l’argent, les marchandises, la vie de mon père et de Camille également, notre gouvernante.
Elle me manquait beaucoup. Je l’avais toujours respectée comme une mère et elle me l’avait toujours rendue. Elle m’avait appris à lire et écrire, m’avait donné goût aux poèmes et à l’art. Elle m’avait transmis les quelques notions de politique et d’histoire qu’elle avait, bien que maigres. Apprendre me manquait aussi. J’en étais réduite à un travail rébarbatif pour subsister.
Ce soir-là il faisait sombre, mais plutôt doux pour un mois de mai. Nous avions pu manger un peu, mais la situation financière du petit commerce n’avait jamais été si mauvaise. Jean était parti boire pour oublier. Je lui en voulais de dépenser ne serait-ce qu’un sou à cela, mais je ne pouvais nier la misère dont il tentait de s’échapper pour une nuit.
Il revint plus ivre que jamais. Ses yeux étaient fous et il éclata en sanglot quand il arriva devant moi. Il répétait être désolé. Je ne compris pas tout de suite pourquoi, mais je me doutais que c’était quelque chose de grave. Il monta se coucher et je fis de même.
Je dormis bien, trop fatiguée pour que cela en soit autrement. J’étais presque paisible au réveil. Le soleil était déjà bien levé lorsque j’ouvris les yeux. Tout était calme, mise à part le tambourinement d’un poing sur la porte d’entrée. Je m’habillai rapidement et descendit ouvrir. Un homme un peu bourru se tenait devant moi. Il m’annonça qu’il venait récupérer les clés, que mon frère avait parié la maison et tout perdu hier soir. Je pouvais difficilement le croire. Comment avait-il osé ? Je me ruai, emplie de rage, les larmes aux yeux, jusqu’à sa chambre. La porte était fermée. J’appelai son nom, plusieurs fois, mais sans réponse. L’homme dans l’entrée commençait à s’impatienter. Il vint à son tour frapper à la porte et, finalement, brisa la serrure d’un coup de pied violent. La porte s’ouvrit, laissant apparaître le corps de mon frère, pendu. Partagée entre la douleur et la haine, je dû m’asseoir pour retrouver ma respiration. L’homme me regarda, désolé. Il s’excusa de mettre dehors, mais qu’il avait besoin de cette maison. Dépourvue, je lui proposai mes services pour la maison, mais il dit avoir déjà ses propres servants.
J’empaquetai quelques affaires et pris les quelques sous qui nous restaient puis sortis définitivement de la maison. De bourgeoise, je me retrouvais sans abris. Qu’étais-je supposée faire ? Je ne m’étais jamais retrouvée seule ainsi. Mendier ? Je savais que je ne pourrais pas tenir longtemps ainsi. Les nuits étaient encore fraiches et je devais me trouver un endroit où dormir.
Je savais qu’elle était ma seule chance, mais je me refusais à y penser. Je savais que les maisons de plaisir auraient surement accepté mes services. J’étais jeune, à peine 16 ans, et soignée. L’idée même me fit fondre en larmes. Je ne voulais pas finir ainsi. J’aurais dû trouver un mari riche et vivre tranquillement avec deux ou trois enfants dont je me serais occupée.
02 juin 1554
Cela faisait bientôt deux semaines que je survivais en mendiant. Certaines nuits, plus froides, j’avais cru craquer et inconsciemment, m’étais rapprochée des rues connues des prostituées. Au moins, elles avaient un lit pour dormir et de la nourriture. Ensuite, j’avais toujours une pensée pour mes parents et la honte que je laisserais sur ma famille en m’abandonnant à ce type de vie et je revenais sur mes pas, marchais encore et encore pour me réchauffer. C’était les pires jours que j’avais connus.
J’étais assise sur le bord d’une place, regardant les gens passer et tendant la main dans l’espoir que quelqu’un vienne y déposer une pièce. Je levai les yeux en sentant le poids d’un sou y tomber. C’était une femme bien habillée, l’air fier. Elle devait surement être riche, peut-être même noble. Je savais que la chance ne se présenterait pas deux fois. Je relevai sur mes genoux et la priai de me prendre comme servante. Je tentai de bafouiller quelques mots de supplication, de lui expliquer que je n’étais pas une mendiante, que j’avais une éducation. Elle me donna ce regard qui me montra qu’il ne servait à rien de continuer. Qu’importe mon passé, j’étais une mendiante aujourd’hui et que j’appartenais à la rue. Je baissai les yeux honteusement. Comment avais-je pu être aussi naïve. Qui voudrait d’une servante sale, de la rue ?
Je n’avais pas remarqué la jeune femme qui la suivait. Celle-ci s’approcha de moi et m’annonça qu’elle me prenait comme servante. Je cru d’abord à une blague, mais seul un sourire bienveillant s’étendait sur son visage. Elle m’offrait une nouvelle vie et je ne pouvais que lui en être reconnaissante.
4 janvier 1555
Plusieurs mois déjà que j’avais commencé ma nouvelle vie. Mieux que je ne l’aie espéré. Certes, j’étais désormais servante, je pouvais oublier la vie de bourgeoise, mais celle-ci était mille fois plus agréable que les dernières années que j’avais vécues. Lavinia était gentille avec moi, plus que quiconque d’autre. Loin des tâches ingrates que je m’étais imaginée devoir exécuter, la jeune femme m’avait prise sous son aile. J’aimais l’écouter, l’admirais pour son charisme et son pouvoir de persuasion.
J’avais rapidement pris connaissance des rumeurs qui tournaient autour d’elle et, un jour, elle avait fini par tout m’avouer. D’abord choquée, bien que je n’aie jamais pu l’imaginer, elle, faisant ce genre de choses, j’avais fini par accepter les faits comme ils étaient. Accepter qu’un passé reste inchangeable quel qu’il soit et qu’elle devait avoir suffisamment de culpabilité en elle à ce propos pour que j’y rajoute un regard jugeur.
J’avais gagné sa confiance et elle avait gagné la mienne. J’osais parler de tout avec elle, sans tabou, comme à l’amie que je n’avais jamais eu. Je la suivais dans ses déplacements, découvrant chaque jour une nouvelle facette de la vie de noble. Elle m’avait donné une nouvelle vie et je lui serais à vie reconnaissante.