Ton Titre
Il n'était guère aisé pour Rudyard de comprendre l'hilarité que son apparence pouvait inspirer. Quelques mouvements de danse étaient suffisants pour déclencher des rires dans les plus hauts rangs de la Société. Il avait fini par renoncer à trouver un sens à cela. La stupidité faisait partie inhérente de l'humanité, une qualité attribuée par un Dieu au sens de l'humour particulièrement tordu. Et Rudyard était l'une de ses blagues les plus vicieuses.
Sa mère, paix à son âme, était une femme d'une grande vertu, qui jamais ne se serait laissée aller à la moindre aventure en-dehors de son mariage. Elle respectait son contrat d'épousailles à la lettre, quand bien même n'éprouvait-elle pas la moindre affection pour son mari. Elle ne se serait jamais offerte à un autre homme. Pourtant, elle s'était prise à rêver au jeune cousin de son époux, courtois et élégant...
A son mari, elle avait donné deux beaux garçons. Peu de temps après que ces pensées peu chastes se soient emparées de son esprit, elle avait attendu un troisième enfant. Mais le bébé sorti de ses entrailles était, selon ses croyances, fruit du démon. Difforme. Une tête trop grosse. Un corps trop petit. Monstre. Monstre né du péché. Péché de luxure.
Elle avait confessé ses tentations auprès de son époux et ce dernier en avait immédiatement profité pour repousser ce fils qui ne lui ressemblait pas. Sûrement, sa femme avait sûrement donné forme à ses honteuses pensées et le Seigneur l'en avait châtiée. Il n'y avait aucune chance qu'il puisse partager le sang de cette... chose.
Rudyard, l'avait-elle nommé. Comme l'un des chiens de chasse de son époux. Pénitence était son deuxième prénom, celui qu'elle murmurait aux oreilles de son "enfant" alors qu'elle acceptait d'en prendre soin, afin de se laver de ses péchés.
Né animal, Rudyard ne fut pourtant pas traité comme tel, quand bien même la tentation était grande. Il reçut une éducation avancée. Le Seigneur lui avait confié une mission et Lady Sherwood était décidée à ne pas la bâcler. C'aurait été aller à l'encontre des enseignements de Dieu. Elle avait pitié de cet enfant. Qu'allait-il devenir en ce monde ? A quelle place pouvait-il prétendre ?
Elle avait espéré que la Mort l'arrache vite à son étreinte. Que sa sentence soit courte, que le Seigneur ait pitié d'elle... Mais Rudyard était solide. Il s'accrochait à la vie. Et l'instruction le sauvait de la folie qui pourrissait peu à peu l'esprit de sa mère, du dégoût de son "père", du mépris violent de ses frères. Les livres de fiction l'éduquaient sur l'amour, l'affection, la force de la famille, toutes ces choses que la vie semblait incapable de lui offrir au quotidien. Et les ouvrages plus terre-à-terre stimulaient sa brillante cervelle. Il ne pouvait se défendre des coups de ses frères, mais il pouvait les
dominer.
Rudyard les observait. Analysait leurs faiblesses. Tout ce dont il pouvait se servir contre eux. L'attrait de l'aîné pour la gente masculine, les mains baladeuses du cadet qui volait compulsivement tout ce qui se trouvait à sa portée... Des secrets que Rudyard conservait précieusement afin d'être épargné par leur violence. C'était ce qui lui permettait de survivre.
L'adolescent rêvait à une autre vie. Il affinait sa plume auprès de son tuteur, s'inspirant du quotidien pour rédiger des fables satiriques, cyniques, emplies d'ironie. Ses écrits étaient appréciés, mais les compliments étaient ceux d'un homme qui le regardait de haut, qui récompensait un enfant parvenu à lier ensemble quelques lettres. Son tuteur ne réalisait pas son potentiel, ce qui ne faisait que frustrer Rudyard. Ou peut-être le voyait-il et se contentait simplement de le taire. Un nain écrivain, érudit, a-t-on déjà vu pareille absurdité ?
Comme tout homme, Rudyard songeait à l'amour. Ses frères s'étaient mariés et avaient des enfants. Parler d'amour serait douce folie, mais leurs ménages étaient solides. Dans leur jeunesse, ils avaient connu moults aventures, auprès de toutes sortes de personnes. Ce n'était pas le cas de Rudyard. Oh, il aurait pu en passer par la prostitution, il n'avait qu'à se servir dans le trésor familial et descendre en ville... Mais ses livres lui faisaient rêver à autre chose.
Il n'avait pas d'attrait particulier pour la chair. C'était l'Amour qui le motivait. Une femme à ses côtés, qui le soutiendrait, verrait en lui toute l'étendue de sa valeur et reconnaîtrait les qualités que toute sa famille, dans son ensemble, n'avait pas su observer... Il ne demandait pas plus. Mais même cela lui était refusé. Nulle femme ne voulait d'un homme comme lui. Un nain, doublé d'un "bâtard". Un mariage sans gloire. Et pourtant...
Rudyard avait vingt-sept ans. Elle en avait seize. Meredith, quatrième fille d'une noble famille, cherchant une alliance auprès des Sherwood. Elle était si belle et semblait rayonner de sagesse. A sa vue, Rudyard s'était surpris à avoir le coeur battant. Il l'avait à peine entraperçu jusqu'à ce que le mariage ne soit prononcé. Rudyard était le plus comblé des hommes. Mais son sourire s'évanouit bien vite.
Elle pleurait. A chaudes larmes. En avançant vers l'autel. En lui faisant face, dans sa robe de mariée. Elle pleurait sans pouvoir s'arrêter. Rudyard sentit quelque chose se briser en lui à cette vision. Son frère aîné avait soufflé, un rire aux lèvres, qu'il s'agissait de larmes de joie. Après tout, quelle femme ne pleurerait pas de bonheur à l'idée de l'épouser,
lui ?
Les festivités achevées, ils auraient dû partager le lit, faire connaissance au contact du corps de l'un et de l'autre. Mais, face au désespoir de Meredith, Rudyard n'avait pu s'y résoudre. Il était évident qu'il la répugnait. Belle adolescente, elle rêvait probablement d'une union glorieuse. Au lieu de cela, elle était mariée au monstre de foire.
Un châtiment, lui avait-elle révélé après que Rudyard l'ait prié de se rhabiller. Parce qu'elle était tombée amoureuse d'un homme du peuple. Parce qu'elle avait formé le plan de s'enfuir avec lui. Il avait été exécuté et elle... elle se retrouvait dans cette situation. Rudyard ne pouvait s'empêcher de se reconnaître en Meredith. Tous deux étaient punis pour des choses qui étaient en-dehors de leur contrôle. Une blague tordue de Dieu qui s'ennuyait ferme...
Il jura de ne pas la toucher sans consentement. Elle ne le lui donna jamais. Mais leur union était solide. Ils n'étaient pas mari et femme, mais formaient de puissants alliés, des amis fidèles. Elle était érudite et charmeuse, il était éloquent et rusé. Tous deux, ils dominaient toutes les discussions. Que l'on médise d'eux, que l'on se moque de la "stérilité du nain", excuse dont Rudyard avait usé pour expliquer l'absence de descendants. Lorsqu'ils prenaient la parole, Meredith et Rudyard étaient écoutés. Pris en considération. Craints, parfois. Il semblait que rien ne pouvait leur échapper...
Ce n'était pas la vie dont Rudyard avait rêvé, mais il était heureux. Meredith reconnaissait son intelligence et il savourait la sienne, se perdant dans de longues discussions, des débats enflammés, des duels de jeux de mots sans fin. Leurs langues étaient acérées et ils en faisaient volontiers usage, en toute amitié, durant d'interminables joutes érudites. Il aurait pu passer le reste de son existence dans ce confort doux, si la mort ne lui avait pas retiré Meredith, sept années après leur union...
Une bête maladie. L'énième blague de Dieu. Mais pas la dernière. La mère de Rudyard s'enfonçait dans la folie, une folie de plus en plus violente, envers son fils et elle-même. De manière insensée, elle se reprochait la mort de sa belle-fille. Peut-être avait-elle fauté une nouvelle fois... Peut-être avait-elle eu une autre pensée honteuse... Elle ne pouvait qu'être la cause de ce malheur, de la mort de cette femme si vertueuse qu'elle pouvait endurer la compagnie de son fils et en sourire...
Lady Sherwood s'était laissée mourir, refusant de manger ou de boire quoi que ce soit. Lorsqu'elle passa de vie à trépas, Rudyard perdit sa dernière "alliée". Oh, elle ne l'avait pas apprécié ou estimé comme avait pu le faire Meredith, mais sa mère l'avait préservé de la haine de son "père", du sort habituellement réservé aux gens comme lui... Désormais, il n'avait plus de rempart.
Le Comte Sherwood ne voulait rien avoir à faire avec lui.
UC