Voilà déjà plusieurs semaines qu'Anne avait revu sa cousine et elle commençait à languir d'obtenir une audience avec la reine Mary. Elle désirait ardemment devenir la dame de compagnie d'Elizabeth mais la souveraine savait se faire attendre. Heureusement, elle avait sa cousine pour lui tenir compagnie et elle vivait auprès de Catherine, toutefois, être une princesse et à la cour lui imposait de nombreuses obligations. Elizabeth était très prise et elles n'avaient la joie de se voir que de manière épisodique. Cette situation affermissait le désir d'Anne de devenir dame de compagnie de la princesse, et ainsi, de pouvoir résider au château pour se trouver à ses côtés. C'était un rêve fabuleux auquel les deux cousines aspiraient. Cependant, Anne avait appris à jouir de ses instants de liberté. A la mort tragique et douloureuse de son frère Edward, elle n'avait eu d'autres choix que de se divertir et de jouer seule. Autrefois, son frère jouait les princes charmants dans les histoires d'aventures qu'inventait Anne, mais désormais, elle devait le créer elle-même dans son esprit. Une projection si vraisemblable qu'elle en était tombée amoureuse.
C'était donc à sa manière que la benjamine des Stafford occupait ses journées qu'elle embellissait par sa vision naïve et enchantée du monde. Lorsqu'elle n'était pas avec Elizabeth ou chez sa sœur à s'occuper des enfants, elle se promenait dans tout Londres, à la recherche d'aventures et de péripéties exaltantes. Quand le marché était ouvert, elle s'y glissait toujours pour observer les étales avec délices et se laissait même parfois tenter par les commerçants vantant leurs produits avec conviction et la parole experte du marchand. Puis quand elle en avait assez d'explorer, elle se mettait sur le port, face à la mer et entamait la lecture de l'ouvrage qu'elle avait acheté au matin sur le marché. Quelques fois, elle relevait les yeux de ses pages noircies d'encre pour contempler l'horizon bleuté qui était pour elle une représentation parfaite de la liberté et de l'évasion. Elle n'avait jamais pris la mer, mais c'était l'un de ses vœux les plus chers. Elle n'était d'ailleurs jamais montée sur un navire. Mais elle se disait qu'elle était encore jeune et que de toute manière, son prince charmant se chargerait d'exaucer tous ses souhaits lorsqu'il aurait retrouvé sa belle.
Toutefois, le ciel allait se charger de changer son destin. Tandis qu'elle observait les navires qui rentraient au port, un parmi les autres attira son attention. Au début, elle crut que ses yeux lui jouaient des tours, mais à mesure que la bateau se rapprochait de la berge, elle pouvait lire avec clarté les lettres peintes sur la coque de bois : "Blacklantern".
Le cœur de la blonde s'emballa immédiatement dans sa poitrine qui se contracta sous le poids de l'excitation. Ce bateau était là ! Le Blacklantern ! Anne sauta prestement du petit perchoir sur lequel elle était juchée, laissant là sa lecture et son panier. Elle s'élança plus près dans le port, se faufilant entre tous les marins qui se trouvaient sur le port. Et enfin elle fut assez proche pour en apprécier toute sa magnificence. Ce navire était fabuleux et avait très souvent nourri l'imagination prolifique de la jeune femme. Ce bateau n'aurait pu être qu'un vulgaire navire marchand, rattaché à l'autorité anglaise, toutefois des légendes beaucoup plus palpitantes circulaient à son sujet. S'il fallait en croire les rumeurs, ce bâtiment n'était nul autre que leur repère de pirates, dont le capitaine connaissait une réputation sans pareille. Pour la première fois, Anne pouvait le contempler de ses propres yeux et attester de son existence. C'était presque trop incroyable pour la jeune femme.
Puis tout à coup, une idée folle germa dans son esprit. Son vœu le plus cher était à présent de monter à son bord. Elle ne pourrait plus manger, dormir ou avoir l'esprit apaisé tant qu'elle n'aurait pas assouvi ce désir impérieux. Monter sur ce navire n'était pas une possibilité, c'était un besoin vitale. Elle parvint finalement à décrocher son regard du bateau et s'élança vers la ville. Elle était si excitée qu'elle faillit en oublier de reprendre ses affaires. Durant son trajet, elle pensa à la manière dont elle allait s'y prendre pour duper la vigilance de l'équipage et pouvoir monter à bord. Il lui fallait percer le secret qui entourait le Blacklantern. Elle rêvait d'aventure et voilà qu'une s'offrait à elle. Elle ne pouvait la délaisser.
Une solution se présenta soudain d'elle-même à la blonde. Etant une femme, elle ne pourrait être acceptée, toutefois, si elle se faisait passer pour un homme, elle avait des chances de pouvoir monter à bord. Elle passa donc par le marché pour acheter une tenue et des accessoires masculins afin que son déguisement soit parfait. Puis elle se renseigna sur le prochain départ du navire. Peut-être pourrait-elle même vivre une aventure de pirates avec eux. Comme cette idée était exaltante. C'était presque comme dans ses romans, dont elle allait enfin devenir l'héroïne. Elle pourrait peut-être même en écrire le récit.
Elle attendit donc patiemment le jour de départ du Blacklantern, même si l'excitation ne la fit pas tenir en place une seule une seule seconde durant ces quelques jours. Et enfin, la date tant attendue arriva. Elle n'en avait même pas dormi cette nuit-là, trop impatiente pour cela. Au matin, elle avait sauté de ses draps. Après une brève toilette, elle avait enfilé le pantalon et la chemise qu'elle avait achetés au marché. Elle comprenait soudain en quoi les vêtements des hommes étaient si agréables à porter. Au moins, ils étaient libres de leurs mouvements, pas comme les femmes emprisonnées dans leurs multitudes de jupons et d'étoffes. Juste avant, elle avait pris soin de bander sa poitrine. Elle se vêtit d'un humble pourpoint et dissimula sa chevelure blonde sous un chapeau qui lui avait rappelé ceux des pirates. Puis elle prit la direction du port. Un sourire amusé naquit sur ses lèvres lorsqu'elle quitta la maison de Catherine sans être vue par personne. C'est d'un pas léger qu'elle gagna la berge. Avec bonheur, elle constata que le bateau était toujours là et qu'il se préparait au départ. Svelte et agile, elle parvint à se faufiler à l'intérieur sans que l'équipage ne la remarque outre mesure, bien trop occupé à effectuer les manœuvres pour le bateau. Elle entra par la première porte qui s'offrit à elle et descendit rapidement les escaliers. Manifestement, ce couloir conduisait tout droit vers les cales. C'était parfait pour Anne qui pourrait s'y cacher en attendant que le navire quitte le port. Elle sentait les vagues faire gondoler gracieusement le bateau. Elle se dissimula derrière un enchevêtrement de caisses et resta là durant de longues heures.
La jeune femme finit par s'assoupir et elle ne se réveilla que dans l'après-midi. La première chose qui lui revint fut le mugissement de la mer fendue par la coque du Blacklantern. Ainsi donc ils étaient partis ! Ils avaient quitté le port de Londres. Anne se redressa immédiatement, résistant à l'envie folle de danser sur place. Elle quitta la cale en trombe et monta les escaliers en toute hâte pour remonter. Lorsqu'elle fut sur le pont, elle resta tout d'abord saisie par le spectacle qui s'offrait à elle. Toute cette eau ! Cet océan bleuté à perte de vue où le soleil ardent de l'après-midi venait déposer des étoiles à sa surface. Puis l'air frais et iodé vint caresser délicatement sa peau douce et laiteuse. Elle s'avança jusqu'à un bastingage et ferma les yeux, appréciant toutes les sensations qui se manifestaient à elle.
Enfin, elle décida de commencer ceux pour quoi elle était là. Elle s'engagea vers une nouvelle porte et s'y engouffra. Où cela allait-il la mener ? Elle l'ignorait mais peu importait.
En avant l'exploration mille saborde !