En cette matinée ensoleillée et riante, c'est le coeur plein d'allégresse que la jeune Grey avait passé les portes de Whitehall en compagnie de sa chère suivante, Ginger, et de son chien, baptisé Sigurd en référence au guerrier de la mythologie nordique. Elle n'était pas mécontente d'enfin s'extraire de l'oppressante surveillance exercée à son encontre par les fidèles de la nouvelle Reine, et déambuler dans Londres auprès d'une personne chère à son coeur était un réel plaisir. Bon, elle aurait échangé sans regrets cette journée contre dix minutes dans le Suffolk, mais comme elle ne pouvait décemment cracher sur les quelques heures de liberté qui s'ouvraient à elle, elle avait résolu d'en profiter au maximum.

Il faisait chaud, et fort heureusement, la fillette ne portait aucune cape ni manteau. A l'inconfort des robes, elle avait préféré les tenues qu'elle portait quotidiennement dans le Suffolk, pantalon noir de garçon rentré dans les bottes de chasse, en cuir de la même couleur, blouse de lin blanc -masculine, toujours- à col carré et veste bleu foncé. Ses cheveux, en bataille comme toujours, puisqu'elle avait à peine pris le temps de les coiffer, tombaient en boucles désordonnées sur ses épaules frêles. Une laisse lui permettait de tenir en place le jeune animal de la race typiquement anglaise des Beagle, habituellement utilisée pour les chasses à courre.

Les deux demoiselles flânaient paisiblement, jetant des coups d'oeil à droite et à gauche sur les étalages. Mary dédaigna les soieries et les bijoux, de même que les parfums, guère portée sur ce genre de choses. En revanche, elle admira avec un vif intérêt les oeuvres d'un forgeron qui exhibait une longue épée, dont la lame étincelait sous le soleil. Elle semblait lourde, terriblement lourde, une arme que Mary ne pourrait soulever avant quelques années d'entraînement. En revanche, en portant son attention sur les poignards, elle en repéra un qui lui semblait parfait.

"Vous en avez déjà au moins dix, Lady Mary", soupira Ginger en notant l'intérêt de sa jeune maîtresse.

Mais c'était inutile : toute l'attention de la brunette était happée par le redoutable objet. La suivante eut un nouveau soupir, puis tapota l'épaule de Mary pour lui dire qu'elle se rendait à deux pas, pour acheter du matériel de couture, dont elle manquait cruellement. Mary lui répondit d'un signe de tête et reporta son regard sur l'arme qu'elle tenait entre ses doigts.

" - Joli, n'est ce pas ? Mais certainement pas un joujou, gamin.
- Je suis tout à fait capable de la manier, cette dague."

C'était le forgeron ; et Mary avait relevé le nez et s'était exprimée sur un ton indigné. Elle ne supportait pas qu'on puisse mettre en doute ses talents. Elle flanqua ses prunelles claires dans le regard de l'homme et ne détourna pas les yeux.

"Ah bon ? J'aimerais t'y voir, petit. Tu la veux, c'te dague ? Elle est à 5£."

D'une main, la fillette compta l'argent qui lui restait... Et fort heureusement, elle avait un peu plus de la somme demandée.

" - Je vous la prends !
- Mouais. Et où t'as volé tout c't'argent, hein ? T'as troussé qui ?
- Personne. Cet argent, c'est le mien.
- Menteur. Les gamins comme toi, ça s'trimballe pas avec 5£ en poche, sauf si ça les a chipés. Tu vois c'que j'veux dire ?"

La fillette mourrait d'envie de lui cracher à la figure : "je suis Mary Grey de Suffolk, espèce de crétin, et si tu lèves une seule main sur moi, mon père t'enverra bavarder avec ton arrière grand-mère dans l'Au-Delà" ; mais par un miracle, elle parvint à ce retenir. Ce ne serait pas une bonne idée de déclarer son identité à tout-va, et encore moins de proférer des menaces alors qu'Henry Grey croupissait comme un moins que rien au fond d'une cellule de la Tour.

" - Ecoutez, j'ai l'argent demandé, alors donnez-moi ça et laissez moi tranquille.
- Sinon quoi, petit ?
- Sinon... Sinon je vous lâche mon chien dessus !"

Le beagle, guère menaçant, commença aussitôt à grogner, et le forgeron, après maints reniflements hésitants, concéda finalement et donna la dague à Mary, qui s'en empara.

"Au fait... Je suis une fille !" Rit-elle en s'éloignant de l'étalage, tenant d'une main la laisse de Sigurd et de l'autre sa nouvelle arme. Elle disparut dans la foule à la recherche de Ginger.

Une tache blonde attira soudainement son regard. Katherine ? Non, ce n'était pas sa soeur, même si au premier coup d'oeil, elle l'avait cru. Qui donc, alors ? Cette silhouette lui était familière... Mary avait déjà vu cette jeune fille, qui tenait un petit sac en tissu. Mais où donc ? Une illumination la frappa soudain : c'était Lady Cavendish, la belle-fille d'Antanasya, la grande soeur d'Agnès ! Jouant des coudes à travers la foule, Mary combla la distance qui les séparait. Elle ne se souvenait pas avoir vraiment parlé avec Henriette, mais leurs pères étaient amis, elle aimait beaucoup sa presque mère, et sa jeune soeur était sans doute sa meilleure amie. Alors...

"Lady Cavendish ? Peut-être m'avez vous reconnue, je suis Mary Grey, je crois que nous nous sommes déjà croisées à la Cour... Comment allez-vous ?"

"De même ! J'avoue avoir mis un petit temps à vous reconnaître, je n'ai pas l'habitude de vous voir en dehors de Whitehall", concéda la fillette. En même temps, si elle était moins confinée dans le palais, elle sortirait plus souvent. "Oh, rien de bien spécial, je me promène. J'en avais assez d'être obligée de rester toute la journée entre quatre murs avec ma mère sur le dos ! Et vous, vous faîtes des achats ?"

Elle désigna le petit sac qu'Henriette tenait à la main. Il fallait reconnaître que les tentations étaient grandes, dans l'effervescence des rues commerçantes de Londres. Entre les boutiques et les étalages de marché, il était parfois difficile de garder la bourse pleine longtemps. A flâner ainsi dans les rues, on avait envie de tout acheter.

"Vous avez vu le marché, là bas ?" interrogea la petite lady en montrant du doigt la rue qu'elle avait traversé pour saluer Henriette. "On y trouve des tas de choses, c'est impressionnant. Et ça brille dans tous les coins, a en faire mal aux yeux !" acheva t'elle avec un rire.

On y trouvait aussi des tas de gens, qui affluaient par centaines, circulaient sans prêter attention à ce qui se passait autour. Ou alors des gens peu recommandables, comme le forgeron dont la jeune Grey avait fait la connaissance quelques minutes plus tôt. Ou comme...

Mary ne vit pas le coup arriver, et tout se passa si vite qu'il lui fallut un petit temps pour qu'elle comprenne ce qui se passait. Un groupe d'enfants, des gamins des rues guère plus âgés qu'Henriette et elle-même, se jetèrent sur la blondinette et, avait que quiconque ait eu le temps de prononcer un cri, ils avaient littéralement dépouillé la jeune fille : bourse, rubans, bijoux, rien ne manquait, à croire qu'ils étaient bien entraînés.

Ni une ni deux : a peine Mary eut-elle repris ses esprits qu'elle se précipita vers l'un des gamins, celui qui était à sa portée. Usant des enseignements de son paternel, elle lui sauta sur le dos et lui asséna des coups dans les genoux pour qu'il tombe à terre. Comme le garçon n'était pas bien vieux et très maigre, ce ne fut guère difficile, et Mary parvint à lui prendre des mains la bourse qu'il venait de subtiliser violemment à Henriette. Puis elle lui envoya un coup dans l'épaule, toujours selon les leçons d'auto-défense de Lord Grey. Enfin, elle se redressa et, alors que le garçonnet était toujours sur le sol, elle dégaina sa dague neuve et la pointa vers le petit.

C'est alors qu'elle vit les regards moqueurs des passants.

"Dites donc, troupe d'imbéciles, vous ne croyez pas qu'il faudrait peut-être nous aider, non ? Et toi" - a nouveau, elle regarda le brigand fort mal en point - "tu n'as rien de mieux à faire, sans rire ? Ils sont partis ou, tes collègues ?"