Ton Titre
1554Assise face au papier encore vide de toute trace, je tentais de trouver les mots justes pour répondre à la missive envoyée par mon père il y a quelques jours. Il me semblait que nos chemins ne s’étaient plus croisés depuis si longtemps...
« Cher Père,
Quel bonheur de recevoir de vos nouvelles, cette missive qui vient tout juste de m’être remise eu pour effet de me redonner le sourire. Voilà bien peu de temps que nous nous sommes séparés, et pourtant je ressens déjà la douce mélancolie de l’enfance me saisir à nouveau. N’est-il pas étrange, pour une enfant de quatorze ans, de ressentir l’emprise de la nostalgie ? A présent épouse, dame de la cour, il me semble avoir parcouru tant de chemin depuis les tendres jours de l’enfance, bercés par les éclats de rire et le doux regard de ma mère bien-aimée et tant regrettée.
Alors même que je laisse libre cours à ma plume afin de vous adresser ces quelques mots, il me semble que son souvenir se fait plus puissant. Vous qui n’avez eu de cesse de me répéter que vous pouviez la voir en moi, il me semble que sa bienveillance m’accompagne à jamais. »
Déposant ma plume sur le support d’ivoire, je laissais mon regard vagabonder vers l’extérieur et les jardins de cette propriété qui était devenue ma nouvelle maison. Le soleil ne brillait pas ce jour-là, mais l’on pouvait entendre au loin les rires des enfants des domestiques jouant dans une cour attenante, à l’abri des regards de leurs maîtres. M’approchant de la fenêtre, je l’ouvrais et m’apercevais de la douceur de l’air, la campagne anglaise réservait bien souvent des surprises des plus agréables. Alors que nous devions bientôt quitter cette propriété pour rejoindre notre pied-à-terre londonien, je ne pouvais nier que cet environnement paisible et calme me rappelait aux jours heureux de mon enfance.
Il est de ces personnes bénies des dieux, nées au sein d’un foyer aimant et privilégié, et j’étais l’une d’entre elles. Assise sur le petit banc surmonté par la fenêtre, je me laissais aller à un petit voyage dans le temps, l’espace d’une seconde…
***
Septembre 1547Le petit matin venait à peine de prendre place, pourtant la douce main de ma très chère mère caressait déjà mon visage, balayant les quelques mèches de cheveux blonds qui s’étaient aventurés sur mes joues. Ce rituel était d’une importance capitale pour la petite fille que j’étais. Alors que mes yeux encore endormis pouvaient déjà apercevoir les quelques tâches de lumière filtrant au travers des lourds rideaux de velours rouge, je m’éveillais peu à peu au monde, dans l’alcôve rassurante et tiède des bras de ma mère.
« Eveillez-vous ma douce. »La voix de ma mère était sans doute la chose la plus tendre que le monde puisse porter. A sept ans, comme beaucoup d’autres petites filles de mon âge et de ma condition, j’étais entourée d’une gouvernante attitrée et d’une multitude de femmes de chambres, dont le rôle était de prendre soin de moi lorsque mes parents ne le pouvaient pas. Mais ma mère, Lady Eleanor, occupait une place centrale dans mon existence.
« Allons Margaret, il n’est pas convenable de faire attendre son professeur de musique. »La silhouette gracile mais embarrassée par une grossesse à peine détectée, Lady Eleanor m’abandonna dans le lit qui me semblait soudainement insupportablement vide. Alors que j’acceptais enfin de me lever, la bienveillance de cette mère aimante laissait place à celle des dames de chambre qui se hâtaient afin de m’aider à me vêtir. Le cérémonial était bien rôdé, il me fallait être présentable, digne de mon rang, et traverser avec grâce une journée remplie d’enseignements divers et variés. C’était très simple, la musique venait en premier, puis l’étude du français, de l’espagnol, de l’italien et du latin, et enfin la danse. Même au lendemain de la cérémonie pour la mort du roi Henri VIII, cette petite routine ne s’arrêtait pas.
« Un, deux, trois ! Un, deux, trois ! C’est très bien, mademoiselle ! Continuez ainsi ! »Galvanisée par les encouragements de mon professeur de danse, je me prenais plaisir à remplir les devoirs qui incombaient à une demoiselle de haut rang, petite nièce du roi. Voyant la fin de la leçon approcher, je me laissais aller à tournoyer sans grand ordre, simplement pour le plaisir de sentir les dentelles de ma tenue s’élever dans les airs au diapason de mes mouvements. Le soleil brillait glorieusement à l’extérieur, il inondait de lumière la grande salle de bal dans laquelle je m’exerçais chaque jour. Riant aux éclats, tournoyant sur moi-même, je sentais sa caresse sur ma peau blanche d’enfant, je pouvais sentir sa chaleur me conforter et m’apporter une joie supplémentaire.
« Ma Lady. Votre père vous demande, venez je vais vous conduire à lui. »A bout de souffle, les joues rouges, je m’arrêtais soudainement pour faire face au nouvel arrivant, ou plutôt la nouvelle arrivante puisqu’il s’agissait de Lady Berham, ma gouvernante. A mesure que nous avancions, il me semblait que le soleil disparaissait, les rideaux tirés formaient une barrière opaque à son rayonnement, et la demeure familiale n’en devint que plus austère. Que pouvait-il se passer qui justifia de ne pas profiter d’un tel soleil ? La main tendre de Lady Berham se posa sur mon épaule, et sans plus un mot elle me laissait entrer dans les appartements de mes parents.
Ce que j’y voyais me glaça le sang. Jamais encore je n’avais vu mon père en larmes. Debout dans un coin sombre de la pièce, je l’observais se pencher au-dessus du corps pâle de ma… mère ? Se pouvait-il qu’il s’agisse réellement de ma mère ? Cela me semblait bien impossible, il n’y avait rien de la douceur de ma mère dans son corps inerte, rien de sa beauté rayonnante, rien de sa grâce naturelle qui la rendait si admirable. Non, il n’y avait rien de ma mère dans ce corps étranger.
« Margaret. Il va vous falloir être très forte… »***
Un frisson me tira de ce souvenir lointain d’une vie se terminant. Resserrant mon châle au plus près de ma peau, je fermais la fenêtre et m’en éloignais. La mort de ma mère était survenue de manière si soudaine que la petite fille que j’étais à l’époque n’avait pu vraiment réaliser la gravité de ce qui s’était produit. Les semaines qui avaient suivi son décès avaient été empreintes d’une tristesse incommensurable, et le chagrin de mon père me parut presque infini. Il ne restait plus que nous deux.
A y réfléchir aujourd’hui, je pense que jamais mon père ne put se remettre de la perte de son épouse. Sans qu’il ne puisse s’en apercevoir, je comprenais les regards mélancoliques qu’il m’adressait, moi qui ressemblais tant à son Eleanor.
Londres avait été en deuil quelques mois plus tôt, le roi Henri VIII nous avait quitté après un règne long et ponctué d’événements dramatiques pour l’Angleterre. Notre maison était en deuil, ma mère nous avait quitté après une vie de tendresse. Notre famille, à présent réduite, tout comme l’Angleterre devions aller de l’avant.
***
Octobre 1547« Lorsque vous entrez en présence de Sa Majesté le Roi, il convient de vous incliner, tout comme il est de rigueur pour les jeunes personnes de la cour de s’incliner à votre passage de par votre qualité de cousine du roi. Entendez-vous, Lady Margaret ? »« Oui, monsieur. »La cour était bien différente du souvenir que j’en gardais de ma visite précédente. Toute trace de deuil en avait été ôtée, et les appartements du roi Edward étaient tout ce qu’il y avait de plus grandiose. Nous étions sept privilégiés à graviter autour du jeune roi, de trois ans mon ainé, sept enfants de la noblesse la plus distinguée. Il me semblait que notre petite cour était à l’image parfaite de celle de nos parents. Edward trônait toujours, et nous devions nous incliner lorsqu’il entrait. Tout ce cérémonial s’apparentait bien plus à un jeu qu’autre chose pour nous, nous avions conscience de ces réalités, mais nos jeux d’enfants étaient encore trop importants pour être oubliés.
Janvier 1550« Edward, attendez ! »« Allons, allons, Margaret, Henry, Barnaby, venez, hâtez vous ! »Nous montions les marches deux par deux, mais lui n’était sans doute pas aussi embarrassé que je l’étais avec mes jupons. Cela faisait trois années que le roi et moi étions élevés ensemble, et notre complicité n’était un secret pour personne.
« Imaginez que monsieur Cox ne nous surprenne ! »« Si vous cessiez de parler peut-être ne nous surprendrait-il pas ! »Dans un énième effort, je tentais d’accélérer le pas pour rattraper Edward qui semblait avoir monté cet escalier dérobé à de maintes reprises. Une torche à la main, mon cousin ouvrait la marche, suivi par notre petit groupe de camarades et moi-même qui nous efforcions de le suivre pour profiter de la lueur de sa torche.
« Plus que quelques marches et vous verrez ! »A mesure que nous approchions du but les pas de mes compagnons se faisaient plus pressés, plus rapides et j’avais de plus en plus de difficultés à suivre. Tentant de les rejoindre d’un pas plus vif, je trébuchais et manquais la marche, rattrapée de justesse par Barnaby.
« Tout va bien Margaret ? »Je me contentais d’acquiescer et nous reprenions notre ascension alors qu’une lumière aveuglante surgit brusquement au sein des ténèbres. Alors que Barnaby et moi parvenions enfin à rejoindre Edward et Henry, nous découvrions ce lieu formidable découvert quelques jours plus tôt par notre roi. Le toit terrasse était gigantesque et nous dominions la belle ville de Londres. A bout de souffle et les joues rougies, je prenais le temps de me délecter la vue superbe que nous offrait ce point de vue unique.
« L’escalier était condamné ! Lorsque j’ai compris jusqu’où il pouvait nous mener, il m’a semblé que vous aimeriez voir cela ! »Les compagnons les plus proches du roi firent écho à son contentement, quant à moi je restais silencieuse, le souffle court après tant d’effort et devant tant de beauté et de contraste. Alors qu’Henry et Barnaby s’éloignaient pour explorer tous les recoins de ce lieu dissimulé au su de tous, je pouvais sentir la présence d’Edward à mes côtés, aussi silencieux que je l’étais. Après de longues secondes de silence, le son de sa voix me tira de ma torpeur.
« Et bien, très chère cousine, qu’en dites-vous, n’est-ce pas une vue digne d’un roi ? Le privilège de la hauteur ! »Il laissa échapper un petit éclat de rire, je m’amusais de le voir si enthousiaste et fier de nous faire découvrir ce petit coin unique dans un palais surpeuplé et plein d’yeux indiscrets.
« Votre Majesté ne saurait priver sa cour de sa divine présence… »Si le ton de ma voix manquait de lui faire comprendre la plaisanterie, surement mon visage malicieux eu cet effet car Edward laissa échapper un rire tonitruant. Saisissant ma main fraîche, il me conduisit vers l’autre côté de la terrasse, où Henry et Barnaby se tenaient déjà.
« Regardez ma cousine, d’ici nous pouvons voir tous les promeneurs sans jamais être aperçu. D’ici nous sommes aussi petits et invisibles que des insectes. N’est-ce pas incroyable ? »Le soleil terminait sa course du jour et le ciel prenait une couleur rouge saisissante. Tous trois, nous étions assis les uns contre les autres, absorbés par l’observation des gens de la cour se promenant en contrebas. Henry et Edward s’amusaient à s’imaginer ce que cette belle dame apprêtée pouvait bien murmurer à cet homme d’Eglise, et Barnaby me comptait ses souvenirs d’Irlande, les étendues immenses de nature et le caractère des irlandais.
« Il me semble qu’il est temps que nous rentrions. Edward ? » Proposait Henry.
« L’air commence, en effet, à devenir très froid. Nous devrions rentrer Edward. » Ajoutait Barnaby, presque frissonnant.
« Rentrez, je vous rejoindrai pour le souper. »Alors que nos deux compagnons s’éloignaient, je demeurais aux côtés de mon jeune cousin, qui n’était autre que le roi de ce pays et le maître de ce palais. Du moins officiellement.
« Ne rentrez-vous pas Margaret ? Vous devriez vous mettre au chaud. »« Non, je veux voir le coucher du soleil. »Nous restâmes de longues minutes à ne rien dire, simplement observant l’horizon à mesure que le soleil le rejoignait et que le rouge du ciel ne devenait que plus foncé.
« Parfois, lorsque je regarde le ciel, j’imagine que ma mère s’y trouve. Qu’elle m’observe et me sourit. C’est idiot n’est-ce pas ? »« Loin de là. Moi j’imagine que c’est elle qui vient me réveiller le matin. Il me semble qu’au fond je suis consciente qu’il ne s’agit que de Lady Berham, cependant je ne peux m’empêcher d’imaginer qu’il s’agit de Lady Eleanor. Voilà quelque chose d’idiot. »Edward et moi partagions l’expérience d’avoir perdu nos mères. Cependant si j’avais eu la chance de la connaître et de l’avoir à mes côtés lors de mes premières années, Edward, lui, n’avait connu que Lady Briant.
Evoquer nos mères n’était pas coutume entre nous, et nous étions très rarement seuls tous les deux. Les précepteurs du roi faisaient en sorte que celui-ci soit le plus souvent possible entouré de jeunes garçons de son âge, et beaucoup moins des jeunes filles de notre groupe. Nous étions comme deux petites cours, celle des jeunes garçons, gravitant autour du roi, et celle des jeunes filles, gravitant autour de moi car étant la jeune fille de plus haut rang de notre petit assemblée, j’étais la plus proche du roi.
Le silence qui s’était à nouveau immiscé entre nous n’était pas de ceux qui séparent les gens, mais semblait plutôt naturel après que nous ayons évoqué de si douloureux souvenirs. Edward n’était pas un jeune homme très expansif, plutôt doux, tendre et appliqué, il faisait la fierté de ses sœurs qui nous visitaient régulièrement. J’aimais la compagnie de mon cousin royal, notre différence d’âge minime et nos expériences similaires avaient eu pour effet de nous rapprocher.
« Vous, vous ne me laisserez jamais, n’est-ce pas Margaret ? Vous resterez à mes côtés, au même titre que Barnaby et Henry, n’est-ce pas ? »« Bien-sur, Edward. Aussi longtemps que vous pourrez supporter ma présence. » Je me laissais aller à rire mais le sourire que me rendait Edward me signalait qu’il ne plaisantait pas.
« Promettez-le moi. Promettez que vous ne me laisserez pas être à nouveau seul. »Saisissant sa main, je me relevais et lui intimais de faire de même, sans plus un mot je l’emmenais vers la petite porte qui nous avait mené jusqu’à cette terrasse magique. Agacé de n’avoir eu de réponse, Edward s’arrêta et attrapa mon bras afin de me stopper également.
« Margaret ! Vous ne répondez pas ! Ne savez-vous pas que refuser de répondre à son roi est un crime ! »« Edward, vous n’êtes pas seul. Et je ne partirai pas. Je vous le promets. Je serai toujours à vos côtés, je vous aiderai dans la limite de mes pauvres moyens, et ce aussi longtemps que je vivrai. »Sans plus un mot nous quittions ce lieu si agréable et calme, nos yeux habitués à la lumière du soir devaient mettre un petit peu de temps à se réhabituer à l’obscurité du petit escalier dissimulé. Passant devant, Edward ouvrait le chemin une torche à la main, ne lâchant pas la mienne de sa main libre. Notre descente avait été plus rapide que l’ascension, et nous arrivions déjà à la porte qui débouchait sur les appartements du roi, où le tumulte et les cris nous laissaient penser que les compagnons du roi étaient en train de jouer aux cartes. A deux doigts de pousser la porte, Edward s’arrêta, l’hésitation ne dura que l’espace d’un instant, mais elle stoppa notre progression de manière impromptue.
« Qu’y a-t-il ? »« Merci. »La main d’Edward serrait un peu plus la mienne, en signe de reconnaissance. Avant de pousser la porte, mon cousin déposa un tendre baiser sur ma joue. Un dernier échange de regards, la torche que l’on éteint et nous étions à nouveau dans la sphère publique, entourés de nos camarades et de l’insouciance d’une enfance que nous goutions à peine.
***
Avril 1553« Margaret, venez, marchons dans le parc. »Le roi était malade. Le jeune roi de quinze ans gardait le lit depuis une journée fraîche de janvier et un match de tennis qu’il n’aurait pas du disputer.
« Edward, pensez-vous que cela soit raisonnable ? »« Je m’en moque. Je me sens fort bien. Allons marcher, voilà de trop nombreuses semaines que je n’ai point respiré l’odeur des fleurs du printemps. »Les médecins qui le veillaient jour et nuit conclurent qu’une sortie pourrait être bénéfique au roi, et nous prenions la direction des jardins du palais. L’air était frais mais le soleil brillait glorieusement dans un ciel bleu sans nuages. Aidé d’une canne ouvragée, Edward avançait d’un pas cependant assuré, et nous prenions le temps de nous arrêter pour contempler l’excellent travail des jardiniers et fontainiers. Le printemps avait repris ses droits sur la nature anglaise, et le jardin bourgeonnait de couleurs flamboyantes. Comme il était agréable de pouvoir nous promener, de pouvoir respirer le bon air frais d’un après-midi débutant. Les jardins étaient étrangement vides ce jour-ci, sans doute la cour déjeunait-elle… Edward ne goutait que très peu à ses repas, et quant à moi je ne pouvais le laisser seul. A mesure de la maladie l’affaiblissait il s’isolait, refusant de recevoir qui que ce soit en dehors de Barnaby Fitzpatrick et moi-même. Les visites de ses sœurs avaient aussi pour effet de lui rendre sa joie de vivre. Hormis cela, et selon ses dires : « Tout n’était que morne occupations et vaines flatteries ».
« Qu’il est agréable de voir le printemps pour une dernière fois. »« Ne dites pas de sottises, Edward. Vous êtes de plus en plus en forme, regardez-vous ! »Mais il n’était pas en forme et ne le serait plus.
Le 5 juillet 1553« Lady Margaret, le roi vous demande à son chevet. »Posant ma broderie, je me précipitais vers les appartements de mon cousin. Celui-ci n’avait plus accepté de visites depuis sa dernière apparition, une semaine auparavant. Les bruits de la cour laissaient présager une fin tragique. Déjà la cour était-elle revêtue de noir, plus aucun bal ou diner ne pouvaient être donnés en son sein. Le roi se meurt. Voilà les mots qui se trouvaient sur toutes les lèvres.
J’entrais dans une pièce sombre, étouffante d’encens alors que les médecins et hommes d’Eglise s’affairaient autour du monarque. Son oncle et les grands seigneurs du conseil de Régence étaient là, eux aussi. Alors que j’entrais, Barnaby Fitzpatrick sortait, l’air grave et le visage endeuillé, sur le pas de la porte il attrapait ma main avec tendresse :
« Edward va mourir, Margaret. Les médecins disent qu’il n’y a plus rien à faire. Il vous demande depuis de nombreuses heures. »A la vue de mes yeux embrumés de larmes, ce jeune homme qui avait été notre camarade de jeu et était devenu un homme à présent, serra un peu plus ma main et embrassa mon front avec tendresse. Il avait toujours été l’ami le plus fidèle et le plus proche d’Edward, et à présent lui, moi, et toute l’Angleterre allions devenir orphelins. Sa main balaya tendrement la larme qui s’était aventurée sur ma joue rougie par le chagrin.
« Souriez, Margaret. Soyez le soleil qui manque cruellement à cette pièce. »Il sortait, et je me retrouvais seule dans l’ombre. Je m’approchais timidement, mes pas étaient presque inaudibles tant je prenais des précautions pour ne rien déranger. Une fois proche du lit, je pouvais apercevoir le roi d’Angleterre… Les yeux clos, le visage livide, les yeux bordés de marques rouges et violettes… Seigneur qu’il était mince. Edward n’était plus vraiment Edward, tout comme Lady Eleanor n’était plus vraiment elle-même en cette triste journée de 1547.
« Que faites-vous ici ? Ce n’est pas un lieu pour une enfant. »« Monsieur vous vous oubliez, je ne suis pas une enfant. Je suis cousine du roi. »« Je l’ai appelée auprès de moi, mon oncle. Laissez-nous. »La voix d’Edward n’était plus qu’un soupir, un soupir douloureux et aigu, celui de la mort. Alors que je prenais place sur le siège qu’avait occupé Barnaby précédemment, je prenais la main qu’il tentait de tendre vers moi. Les hommes qui gravitaient autour de son lit n’étaient pas sortis, ils s’étaient simplement éloignés et tournés, par décence pour les volontés d’un roi mourant.
« Voyez, encore une fois j’avais raison et vous tort jeune Margaret. »« Je ne suis plus si jeune ! »« Vous avez raison… Tant d’années passées tous deux en ce palais. »Une toux le prit et ne lui laissa de répit que quelques minutes plus tard, grâce à l’intervention du médecin royal. Je ne pouvais contenir ma tristesse de voir ce si jeune homme, d’à peine trois ans mon ainé, qui avait été si important pour moi, perdre la vie si terriblement.
« Ne pleurez pas, pas vous. »Que pouvais-je faire d’autre ? Voilà près de six ans que je fréquentais la cour et gravitais dans l’entourage de ce garçon si jeune mais non moins roi, il me semblait que ces six ans étaient l’équivalent d’une vie. Il sortit une main blanche, squelettique et tremblante de son lit, me tendant un petit linge replié sur lui-même sans plus d’explications. J’ouvrais le petit pli pour y découvrir un bijou superbe.
« Edward, Majesté... ? »« Ce bijou m’a été offert par mon père, le roi Henri VIII, si vous l’ouvrez vous y trouverez le portrait de ma mère, la bonne reine Jane. Je m’en vais les rejoindre. »S’en était trop pour moi, je ne pouvais plus retenir ce flot de larmes qui menaçait de briser les maigres barrières érigées contre elles.
« Cela ne doit pas me revenir, je… »« Si ! Vous souvenez-vous de votre promesse ? Que vous seriez à mes côtés et m’aideriez, jusqu’à la fin ? Vous l’avez fait. Prenez cela. »« Majesté, il est l’heure de votre traitement, les médecins préconisent de ne point attendre plus. »« Encore quelques minutes… mon oncle. »Serrant le bijou dans ma frêle main, je prenais la mesure de ce qui se produisait devant mes yeux. Le roi mourrait, mon cousin et ami me quittait. L’Angleterre perdait son jeune roi. Le peuple perdait ce roi tant aimé.
« Soyez heureuse, Maggie… » Quittant mon regard définitivement, il laissa échapper une plainte déchirante, le regard fixé vers le ciel.
« Je suis malade ; Seigneur, ayez pitié de moi, et prenez mon âme. »« Il est temps que vous partiez, Lady Margaret. »Accompagnée de la gouvernante en charge des compagnons du roi, je sortais sans plus un mots de la dernière chambre du roi Edward VI. Celui s’éteint le lendemain dans l’après-midi. Le jardin était en fleur, tant de couleurs se mêlaient pour former une harmonie vivifiante. Le soleil n’avait jamais été aussi brûlant qu’en cette après-midi de juillet. Sur une terrasse, dissimulés à la vue d’une cour vêtue de noir, trois jeunes gens pleuraient la perte de leur ami d’enfance. Trois enfants pleuraient la perte d’une innocence tant chérie. J’étais la plus jeune des trois. Assise entre les deux compagnons de toujours d’Edward, je contemplais ce jardin où nous nous étions promenés tous deux, où nous avions joués tous ensemble si longuement, ces jardins que nous avions observé du haut de cette terrasse secrète. Le roi est mort, vive… la reine.
Aout 1553« Tenez-vous bien droite, une demoiselle de votre rang doit toujours avoir la tête bien haute et bien droite. C’est mieux ainsi. A présent dansez. »Margaret Douglas était une femme gracieuse mais d’apparence stricte. Sa demeure était devenue la mienne après la mort d’Edward, la cour en étant de guerre pour le trône n’était plus une place souhaitable pour une jeune enfant de mon âge, selon les dires de mon père. Margaret Douglas n’était autre que la sœur de ma défunte mère. Elle partageait certains de ses traits physiques, mais n’en avait aucunement la douceur et la tendresse. Alors que je répétais les pas d’une danse très courue de la cour royale d’Angleterre, aussi gracieuse que je puisse l’être, ma tante surveillait avec attention mes mouvements, mon port de tête, la grâce de mon visage.
« Savez-vous pourquoi il vous faut être parfaite, Margaret ? »« Oui, ma tante. »« Pourquoi ? »« Car je suis de sang royal. »Elle se leva et m’interrompit au beau milieu d’un pas de danse périlleux, si elle ne m’avait tenue sans doute me serais-je retrouvée au sol sans plus de cérémonie. Ma tante plongea son regard froid comme l’acier dans le mien avant de se radoucir, se baissant au sol pour être à mon niveau, elle réplica d’une voix douce, très inhabituelle chez elle :
« Vous êtes héritière du trône d’Angleterre par votre mère. Votre regrettée mère était, tout comme je le suis, la fille de Margaret d’Angleterre, ancienne reine de France et sœur bien-aimée de notre défunt roi Henri VIII. Vous devez vous montrer irréprochable, car vous pourrez un jour prétendre légitimement à voir la couronne des rois d’Angleterre ceindre votre délicate chevelure. M’entendez-vous, Margaret ? »« Il suffit, Margaret. Laissez un peu cette jeune fille s’amuser avant de faire d’elle la reine d’Angleterre. »La voix amusée mais ferme de Matthew Stuart interrompit notre tête à tête solennel. Tante Margaret se relevait immédiatement, me laissant à nouveau libre de mes mouvements. Alors qu’elle se retournait pour sortir de la pièce, elle s’arrêtait à hauteur de son mari et lui murmurait quelque chose que je ne pu entendre.
« Oserais-je prétendre à l’honneur que représenterait une danse avec vous, Lady Margaret ? »Pour toute réponse je me contentais de hocher de la tête avec un sourire amusé. Les musiciens reprirent leur partition, et la chorégraphie que j’avais entamée seule prenait entièrement vie avec un partenaire. Lord Stuart était l’homme le plus prévenant et attentionné qui avait croisé mon chemin jusqu’à présent.
« A gauche, et une révérence. » Sa voix ponctuait notre danse à mesure que nous avancions, contre toute attente Lord Stuart était un excellent danseur, maître de ses mouvements et délicat dans ses contacts avec sa partenaire. La musique s’emballait, le final approchait, je le savais pour avoir réalisé cette danse à de maintes reprises. Gauche, révérence, prendre sa main, demi-cercle et porté. Ses mains s’emparèrent de ma taille avec douceur, et il sembla me soulever de terre comme l’on soulève un édredon, sans plus de difficulté. J’avais réussi le porté. Alors que mes pieds retrouvaient la terre ferme, je ressentais le besoin de prendre appui sur son bras pour ne pas tomber tant la danse avait été emportée.
« Margaret, souhaitez-vous vous asseoir ? »« Non, Lord Stuart, merci infiniment pour cette danse. »Il s’éloigna, sa main gardant la main en son sein, puis d’un geste majestueux il s’inclina et approcha ses lèvres du dos de ma main sans pour autant qu’elles ne l’effleurent même.
« Le plaisir fut pour moi, Lady Margaret. »***
Le jardin de la demeure de ma tante n’était pas aussi fleuri que celui du palais de Whitehall, mais les promenades y étaient bien plus paisibles. L’hiver avait comme arrêté le temps dans cet espace de nature maîtrisée, j’aimais tant les promenades dans un jardin d’hiver, couverte de fourrure, laissant les traces de mes pas dans la neige. Le lac gelé offrait une aire de jeu idéale pour les enfants des domestiques, lorsque ceux-ci étaient autorisés à s’y rendre par leurs seigneurs et maîtres.
Debout, non loin du lac, j’observais ces jeux auxquels j’aurais encore pu participer mais pour lesquels je n’avais plus le cœur. Il me semblait qu’un gouffre me séparait des jeunes gens de mon âge, tant par les expériences que j’avais vécu que par la conscience du destin que je me devais d’accomplir.
« Ma fortune pour vos pensées. »La voix de Lord Stuart me fit sursauter, sa stature impressionnante pris place à mes côtés. Le maître de la demeure avait été de la meilleure compagnie depuis mon arrivée, et je ne comptais plus les nombreuses ballades faites en sa compagnie.
« Nul est besoin de fortune pour cela, Lord Stuart, je ne suis pas faite de convoitise. »Nos rires se mêlèrent joyeusement l’un à l’autre, réchauffant imperceptiblement notre entourage.
« Êtes-vous certaine d’être raisonnablement protégée du froid ? Que ferais-je de mes jours si vous deviez garder le lit ! »Lassés de contempler la jeunesse à ses jeux, nous entamions une ballade de plus au cœur de ce jardin anglais.
« Vous sentez-vous à votre aise chez nous, Margaret ? »« Oh bien-sur, oui, Lord Stuart. Je ne saurais dire combien je vous suis reconnaissante de prendre soin de moi. »« C’est une tâche des plus plaisantes, croyez-moi. Vous entendez-vous bien avec mon épouse, votre tante ? »« Lady Margaret est une grande dame, je me sens si honorée de profiter de ses précieux enseignements. »« Margaret tient beaucoup à vous, sachez-le. Elle ne cesse de vanter les mérites de votre douceur, de votre grâce ainsi que de votre grande gentillesse. Et Henry vous aime tant. Il ne serait pas exagéré que de dire que vous avez charmé chacun des membres de cette famille. »Mes joues ne devinrent que plus rouges à l’entente de si douces paroles. Mon séjour chez les Stuart était une expérience plus que plaisante. Si ma tante Margaret avait pu m’impressionner au départ, de par son autorité indiscutable et sa grande prestance, j’avais su voir la femme profondément bonne qu’elle était en réalité.
« Vous ressemblez beaucoup à votre mère. »« Ainsi vous l’avez rencontrée ? »« J’ai eu ce plaisir. Vous avez sans aucun doute hérité de sa grande bonté, et de sa beauté inégalable. »Je ne savais que répondre à de tels compliments, ils n’étaient pas rares dans la bouche de Lord Stuart à mon égard, mais ils me laissaient toujours sans mots. Notre ballade touchait à sa fin et nous rentrions déjà afin de nous réchauffer. Alors que nous pénétrions dans un petit salon, un feu ardent brulait déjà dans l’âtre. Un valet déposa deux coupes de vin tiédit à notre intention sur une petite table jouxtant la cheminée. Lord Stuart m’en tendit un et vida le sien d’une traite alors que je buvais le mien petites gorgées.
« Vous buvez déjà comme une grande Lady, Margaret ! » dit-il en riant. Voyant que je me contentais de sourire sans répliquer, il ajouta d’un ton affable :
« Ne soyez pas embarrassée de recevoir des compliments, Margaret, je ne doute pas que vous serez l’objet de nombreuses flatteries lors de votre retour à la cour. »« Je ne pense pas mériter tant de gentilles attentions de votre part, Lord Stuart. Je ne sais simplement comment vous remercier. »Il s’était déplacé vers l’un des meubles qui habillait la pièce et en avait sorti une cassette ornée de pierres précieuses. La déposant sur la petite table où jadis avaient trôné nos coupes, il se recula ensuite, le regard songeur.
« Vous le pouvez en acceptant cela. »La cassette semblait presque luire tant la danse des flammes influençait l’aspect de son or. Il me semblait n’avoir jamais reçu de si beau cadeau de ma vie entière. Interdite, je n’osais pas approcher ma main pour m’en saisir, me contentant de l’admirer de loin, cramponnée à ma coupe comme l’on cramponne la vie. Lord Stuart s’approcha, plongeant son regard dans le mien avec un sourire discret.
« La cassette n’est pas le cadeau, Margaret. Il vous faudrait l’ouvrir. »Je m’exécutais, la main tremblante. Ce que je découvrais au sein de la cassette était encore plus somptueux que ce qui le contenait. Le collier d’or était orné d’émeraudes magnifiques, à en couper le souffle.
« Je… Je ne peux pas accepter. C’est beaucoup trop. Je n’ai rien fais pour mériter quelque chose d’aussi somptueux. Lord Stuart… »Il s’était saisit du collier et était passé derrière moi, me surplombant de sa stature imposante, mais aussi délicat qu’il l’avait été lors de notre danse. Déposant le collier contre ma gorge, il dégagea mes cheveux afin de le fermer. Puis il resta derrière moi, sans qu’aucun de nous deux n’ose bouger et briser ce moment. Je ne savais que penser de ce qui était en train de se produire, et j’aurais pu mettre des mots sur ce que je ressentais à cet instant.
« La couleur de ces pierres a évoqué celle de vos yeux, mais à présent je constate qu’elle ne peut rivaliser. Acceptez ce cadeau, portez-le fièrement. »Ses mains se posèrent, l’espace d’un instant, sur mes épaules, sans que ce geste ne se fasse intrusif ou insultant. L’espace d’un instant j’hésitais à déposer ma main sur la sienne, en signe de reconnaissance ou… d’affection. Mais avant même que je ne puisse réagir, Lord Stuart s’était éloigné et me faisait à nouveau face.
« Vous allez quitter notre demeure. La cour ne sera que plus belle avec vous en son sein. » Sa voix se faisait plus mélancolique, et il vida une seconde coupe de vin.
« Prenez soin de vous Margaret. Et n’oubliez jamais que je suis votre ami le plus dévoué. Le plus fidèle. »***
Tant de choses s’étaient produites en si peu de temps. Pupille de ma tante, j’avais assisté aux funérailles de mon cousin le roi Edward VI, puis nous avions été témoins des conflits qui avaient opposé mes cousins autour de la succession d’Edward, Jane Grey avait été reine l’espace de neuf jours, Marie Tudor, forte de plus d’appuis, avait renversé la tendance et prit le pouvoir qui lui revenait. J’avais assisté à son couronnement aux côtés de Lord et Lady Stuart. Et à présent c’était elle qui assistait à mes noces.
Quel glorieux jour. La chapelle du palais de Whitehall avait été décorée de fleurs selon mes volontés, elle était déjà emplie des plus grands seigneurs du royaume, de la reine elle-même et de la douce princesse Elizabeth. Mon entrevue avec la reine avait été des plus cordiale, celle qui était ma marraine m’avait offert de somptueux bijoux et de magnifiques étoffes en guise de présents de mariage. Vêtues d’une robe d’un blanc virginal brodé de fil d’or aux motifs de la rose Tudor, le visage et la cheveux recouvert d’un voile dentelé tout aussi blanc, sur ma tête brillait le diadème de ma grand-mère, Margaret Tudor, fille, sœur, et épouse de roi.
M’avançant vers l’autel, menée par ma souveraine, je réalisais à peine que je serais bientôt l’épouse d’un homme, à à peine quatorze ans. Les discussions avaient été houleuses avec mon père qui avait tenu à me faire rencontrer ce jeune homme de ving et trois ans, beau et vigoureux comme il y en avait peu. Sans doute ses nombreuses qualités avaient-elles eu raison de ma résistance, mais alors que je m’apprêtais à prêter serment devant notre dieu tout puissant, je réalisais qu’à jamais mon existence serait liée à cet homme que je ne connaissais que trop peu.
Pouvais-je réellement être une épouse accomplie à quatorze ans ? J’étais certes devenue une femme depuis maintenant quelques mois, et ne pouvais plus prétendre être une petite fille éloignée des affaires féminines, mais ne pouvais-je espérer encore quelques années de célibat ?
Le mariage s’était déroulé sans heurts ni accrocs, le banquet qui le suivit fut tout aussi idyllique. Les danses se succédèrent et mon époux se révéla être un excellent danseur, tout aussi inépuisable que moi. Je réservais une danse à mon père, et une autre à Lord Stuart, en souvenir de nos promenades dans le parc qui peut-être ne se reproduiraient jamais. Celui-ci me rendit à mon époux une fois la musique terminée, déposant un chaste baiser sur ma joue, en souvenir du bon vieux temps selon ses dires. Je voulais que la soirée ne se termine plus, peut-être autant pour profiter de la fête que pour reculer l’échéance à laquelle je ne pourrai de toute manière échapper.
Le moment du coucher arriva bien trop vite à mon goût, et c’est tremblante et rouge de honte que je me dévêtais. J’avais cessé d’être une enfant il y a des années déjà, mais ce soir je deviendrai une femme aux yeux du monde, et mon mariage serait scellé à tout jamais. Une nouvelle vie débutait, je ne serais plus jamais la petite Margaret Clifford, mais serais jusqu’au jour de ma mort Lady Stanley, future comtesse de Derby.