le goût est fait de mille dégoûts
"
Sàmhchair clann !"
La voix tonitruante de John Bruce de Cultmalindie scanda cette injonction en gaëlique, ce qui eut pour effet d'arrêter net les piaillements dont il était entouré. Quand il employait cette langue pour réclamer le silence, chacun se taisait, que ce soit les enfants, les domestiques ou même les animaux, et posait sur le maître de séant un regard mi-inquiet mi-contrit. L'homme gratta la broussaille grise de ses sourcils sans quitter son fils aîné des yeux. Robert Bruce, dont la tête aux innombrables boucles blondes dodelinait d'indignation, avait les yeux ruisselants de larmes et pointait un doigt accusateur en direction d'un garçon plus âgé que lui. Souvent John regardait ce fils en se demandant comment un être aussi frêle, geignard et rapporteur pouvait être de lui. Lui, qui était le descendant du plus grand guerrier Ecossais de tous les temps, le premier roi de cette belle terre sauvage, le très célèbre
Robert the Bruce dont les chansons, aujourd'hui encore, célébraient les exploits de combattant. Il avait d'ailleurs nommé cet enfant d'après son aïeul lointain, dans l'espoir qu'avec le nom viennent force et courage. En vain, semblait-il. Ce jeune Robert, que chacun avait prit pour habitude d'appeler Bobbie, diminutif qui seyait d'ailleurs bien mieux à son physique comme à son caractère par des sonorités rondes et douces, était un garçon de onze ans doté d'un joli visage de petite fille, d'un caractère impatient et colérique, et d'aussi peu de volonté qu'en eût un moineau blessé devant un rapace féroce. En plus de cela, il était constamment malade, précédé dans les couloirs par un bruit de reniflement continuel qui allait de paire avec ses trébuchements sur chaque tapis de la demeure. Pourtant, cet enfant gauche et capricieux était bien de lui. John poussa un soupir d'ennui qui ressembla plutôt à un grognement. Bobbie tressaillit. Au bout de son doigt se trouvait un autre garçon, de quatorze ou quinze ans, lui aussi prénommé Robert. Il avait la silhouette des jeunes gens de son âge, mais non point de sa condition : il semblait avoir poussé d'un coup, campé droit sur ses longues jambes maigres, dépassant Bobbie de presque deux têtes, mais il avait le teint lumineux et l'ossature solide des gamins des Highlands, qui passent leurs journées à travailler au grand air. Il avait l'air moins noble que Bobbie, mais en bien meilleure santé et, surtout, d'un caractère plus franc qui, de manière inespérée, l'avait fait aimer de John Bruce. Ce dernier leva la main pour que son épouse, debout derrière lui, y glisse la sienne. La dame s'exécuta doucement, et sa main reçut un baiser de son époux. Elle aussi regardait l'adolescent qui sagement arborait la mine résolue de celui qui consent à être puni, mais qui, si on lui en offre l'occasion, plaiderait sa cause avec la plus grande dignité. Ce beau Robert, à la peau mate et aux yeux d'un gris semblable à celui des roches polies qui pavent les plages d'Ecosse, n'était pas le fils de John, raison pour laquelle il portait le nom de Stewart au lieu de celui de Bruce. C'était dans la maison un fait connu de tous, mais que jamais personne n'avait osé reprocher ni à la mère ni à l'enfant, depuis que John avait interdit formellement qu'on traite Robert autrement que comme son propre fils. Euphémia avait eu une courte liaison, avant d'épouser John, égarement qui lui avait été pardonné parce que le bénéficiaire de ses affections n'était autre que le roi James V d'Ecosse. La jeune dame n'avait jamais caché à son fils l'origine de sa naissance, intimement persuadée qu'il devait être au courant du sang royal qui courait dans ses veines pour avoir la force d'accomplir de grandes choses lorsqu'il serait adulte. Contre toute attente, John Bruce l'avait accueilli avec bienveillance, et se retrouvait aujourd'hui davantage en lui qu'en aucun de ses propres enfants. Le
pater familias finit par demander à Bobbie quel était l'objet de la querelle. Le garçon s'exprima en hoquetant au sujet d'un couple de chevaux bais dont John leur avait fait cadeau quelques jours auparavant. Bobbie voulait l'étalon de Robert, qui avait aimablement accepté l'échange, ce qui contraria grandement le cadet, qui espérait plus une dispute qu'une conciliation. Les jérémiades de Bobbie cessèrent net lorsque l'imposant John se leva, presque d'un bond, hors de son siège. Sans plus poser un regard sur son fils, il se tourna vers Euphémia et la pria de s'occuper de cette affaire en son nom. John détestait s'encombrer l'esprit des pleurs incessants de ses enfants. Avant de quitter la pièce, il adressa à Robert un discret sourire, signe de reconnaissance pour la grande mansuétude dont il faisait preuve en dépit de son âge encore jeune.
[Seuls les administrateurs ont le droit de voir cette image]"A bientôt, mon cher Alday !"
Robb donna une tape sur l'épaule d'un homme de quinze ans son aîné, dont les cheveux couleur d'encre étaient coagulés et blanchis de cristaux de sels, avant de faire volte-face pour remonter le long du ponton principal. Il souriait encore lorsque, relevant les yeux, il tomba nez à nez avec Bobbie, qui l'attendait bras croisés sur le quais. Robb sourit de plus belle à ce demi-frère qu'il chérissait et protègerait contre vents et marées.
"Vous frayez avec des pirates, maintenant ?" s'enquit Bobbie d'un ton désapprobateur.
Robb écarquilla les yeux et posa la main sur son cœur, s'écriant avec un éclat de rire contenu dans la voix :
"Quoi ! Des pirates ? Où donc, mon frère ?"
"Ce James Alday. C'est un Anglais en plus. Un pirate Anglais qui mouille au port d'Inverness, il me semble que c'est assez mal venu."
La petite mine assombrie de Bobbie était des plus attendrissantes. Il n'avait rien perdu de sa beauté d'enfant, bien qu'il fût âgé désormais de presque vingt-deux ans. A côté de lui, Robb pourrait presque passer pour un homme d'âge mûr, du moins s'il n'était pas constamment animé par une vivacité quasi-bestiale et une bonne humeur digne d'un jouvenceau. Cependant Bobbie n'était plus l'enfant capricieux qu'il était dans ses jeunes années ; au contraire, il était devenu doux et sage en même temps que Robb avait gagné en turbulence. Ce dernier prit son cadet par le cou et l'entraîna en direction du centre-ville.
"C'est dangereux, vous savez. De s'acoquiner avec des gens de cette esp..."
"Je ne fais rien de tel, je vous assure."
"Vous avez le visage couvert de sel. Vous êtes allé en mer."
"Depuis quand voguer en compagnie d'honnêtes marchands est devenu un crime ?"
"Vous avez toujours eu un sens de la répartie des plus douteux, Robb."
"Merci beaucoup."
Bobbie fit la moue, peu disposé à s'égayer. Alors Robb le poussa d'une bourrade qui devait lui donner de l'entrain et lui expliqua à voix basse, le regard illuminé par une certaine espièglerie :
"Je vous promets que je n'ai fait que prendre des paris contre une bande d'hommes saouls mais fort sympathiques et chanter des paroles grivoises sur des mélodies disharmonieuses tout en allégeant leur fardeau de quelques colifichets gagnés au jeu. En voici un pour vous : c'est une dague émoussée dont on m'a assuré qu'elle a appartenu à Hernan Cortés, qu'en dites-vous ?"
Comme son frère sourit enfin en voyant le petit objet à la lame ternie mais dont le manche était ciselé de la plus délicate manière qui soit, Robb l'attacha à sa ceinture en gage de réconciliation. Sur ces paroles, ils étaient arrivés devant un carrosse aux roues hautes peintes en vert et doré. Le charmant petit minois de sa demi-sœur, Euphamie, âgée de quinze ans, passa à travers l'encadrement de la fenêtre à cet instant précis.
"N'offrirez-vous de présent qu'à Bobbie ? s'indigna-t-elle en foudroyant Robb de son regard d'un bleu soutenu. Moi aussi je veux un souvenir de pillage !"
"Un pillage, quelle idée, grimaça Robb, c'est notre frère qui vous a mis en tête ces pensées romanesques ! J'ai peut-être quelque chose pour vous, Euphie, mais cela vous coûtera un baiser."
La petite personne battit des mains et ouvrit la portière du carrosse pour se jeter dans les bras de Robb. Il huma la fragrance fleurie de ses tresses brunes et l'embrassa tendrement, peut-être une seconde de trop, avant de la relâcher. Bobbie regardait le pavé comme s'il y trouvait un intérêt fondamental.
"Tournez-vous !"
Euphie gloussa et se positionna dos à son frère, qui passa ses bras autour d'elle pour lui présenter un collier qui semblait moins de pacotille que l'était la dague. Une pierre rose à l'éclat irisé était sertie dans un pendentif en forme de coquillage.
"Cette nuit, pendant que je rêvassais ici même, au bord de l'eau, une sirène s'est lentement approchée de moi. Pour ne pas l'effrayer, j'ai d'abord fait mine de ne pas la voir. Vous savez comme toutes les créatures surnaturelles, féminines de surcroît, sont sournoises : en arrivant près de moi elle a serré ma jambe et a voulu me faire tomber du pont. Qui sait ce qu'il serait advenu de moi si elle avait réussi à m'entraîner au fond ! Mais il a suffi que je lui dise qu'une petite personne aux yeux bleus serait chagrinée de me perdre pour que son cœur s'attendrisse, et qu'elle me laisse la vie sauve. Elle m'a seulement demandé de lui chanter une chanson. J'ai entonné la berceuse que je vous chantais quand vous étiez une petite fille, et elle a été si touchée, non par ma voix, mais par les paroles, qu'elle m'a laissé ce pendentif avant de s'enfuir parmi les ondoiements de l'eau fraîche."
Euphie ne croyait plus aux histoires de petites filles depuis au moins trois années, mais elle aimait toujours autant que son frère lui en raconte. Elle le serra dans ses bras et remonta en voiture. Les deux jeunes hommes ayant encore des choses à faire en ville, ils déclarèrent qu'il ne faudrait pas les attendre pour dîner. Ils regardèrent le carrosse s'éloigner en direction de la rue principale d'Inverness, jusqu'à ce que Bobbie brise le silence :
"Qui vous a donné ce collier ?"
Robb sourit d'un air lointain à ce souvenir. Ses yeux s'embrumèrent de nuances proches de la tristesse, mais qui n'en était pas tout à fait.
"Une demoiselle qui disait s'appeler Sirena pour une nuit."
[Seuls les administrateurs ont le droit de voir cette image] "Pardonnez-moi, mon Père, car j'ai péché."
Le murmure de sa voix résonnait peu, produisait plutôt de basses vibrations contre la paroi ajourée de croix baroques qui le séparaient de son confesseur. L'homme qui l'écoutait de l'autre côté du panneau de bois ne nourrissait aucun a priori à son égard mais était loin de se douter de la raison qui amenait ce jeune Stewart à vouloir se confesser deux jours avant celui qui était habituellement choisi par sa famille.
"C'est à propos de ma sœur Euphamie."
Le front du confesseur s'assombrit. Il était l'un des seuls, mais déjà au courant de la tragédie qui concernait la pauvre enfant. De là où il était assis, il entendit très distinctement le bruit difficile de la déglutition du beau garçon dont le visage était mangé d'obscurité. Il crut bon de l'encourager à épancher les maux qui harassaient son cœur :
"Parlez sans crainte, mon fils."
Alors Robert parla, bien qu'il tremblait. Il n'avait jamais compris l'intérêt de se confesser. Dans ses jeunes années, quand il souffrait profondément comme c'était le cas aujourd'hui, il demandait une audience, non avec un religieux, mais avec sa mère : autant dire qu'il s'adressait, d'après lui, directement à une Sainte. Quand il était seul en sa présence, il tombait à genoux devant elle et se permettait de pleurer comme personne jamais ne le voyait le faire. La dame passait sa main caressante dans ses cheveux et parlait d'une voix d'aurore, dont chaque sonorité annonçait un rayon de soleil. Avec patience et tendresse, elle tâchait de faire la lumière sur les tourments de son fils, puis elle le consolait, le rassurait, et le renvoyait jouer, non sans avoir déposé sur chacune de ses joues un baiser que seules les mères savent donner. Il sortait de ses appartement avec un sentiment de sérénité incomparable, et une impression d'invincibilité enfantine qu'il n'est possible d'éprouver que lorsque l'on se sait aimé. Il était âgé de seize ans lorsque sa mère est morte. Il avait déposé deux baisers sur son visage ovale figé par le sommeil éternel mais dont la beauté, quoique immobile, n'était toujours pas fanée. Jamais, jusqu'à aujourd'hui, il n'avait été plus malheureux que le jour de la mort de sa mère, survenue cinq ans auparavant. La plaie à peine cicatrisée venait d'être rouverte par un évènement dont l'horreur surpassait l'enfer de mille morts subies. Il se souvenait douloureusement des sanglots de sa petite sœur, lorsque, revenu d'une partie de chasse, il était entré par la porte de la cuisine. Euphamie était entourée de quatre servantes qui s'agitaient sans ordre ni intelligence, et pleurait par soubresauts successifs, ses deux bras pendant et tressaillant le long de son petit corps qui semblait désarticulé. Avant de comprendre quoique ce soit à la scène qui se déroulait sous ses yeux, il aboya des directives pour rétablir le calme dans la pièce, congédia trois des servantes pour ne garder auprès de lui que celle dont il savait qu'elle était la plus sensée et la plus discrète, et se précipita sur sa sœur pour la bercer dans ses bras. Il interdit, d'un regard chargé d'éclairs, à la servante de s'approcher ou de lui adresser la parole tant qu'Euphamie ne serait pas calmée. Cela ne prit que peu de temps car la petite personne était épuisée et s'endormit dans les bras de son frère sans avoir réussi à prononcer le moindre mot. D'une voix à peine audible, il demanda à la femme de lui expliquer le sens de toute cette agitation et la raison des pleurs abondants de sa cadette. Elle eut la présence d'esprit de s'exprimer de façon concise, bien qu'elle semblât profondément choquée et embarrassée. La vérité fut révélée : le fils du Laird d'une contrée voisine avait abusé de sa sœur (la servante ne le suggéra point en ces termes mais ce fut ce que traduisit Robert de ses paroles hésitantes). Ce n'était pas chose si rare en ces temps et en ces lieux, mais c'était chose que le jeune Stewart ne saurait laisser impunie ; qu'il s'agisse du fils d'un Laird ou de celui d'un humble boulanger n'était pas une question pertinente en cette matière. Il donna des ordres à la femme pour que l'on prenne soin d'Euphamie en son absence, récupéra son épée encore souillée du sang du cochon sauvage qu'il avait égorgé dans l'après-midi, et quitta la maison sur-le-champ.
Le jeune homme s'arrêta ici dans son récit, le dégoût et la colère lui coupant le souffle. Le prêtre s'inquiéta à l'idée que Robert lui confesse un meurtre. Le fils du Laird n'avait pas, à sa connaissance, été assassiné, mais après tout, les nouvelles circulaient parfois plus lentement qu'on le croyait, dans certaines régions reculées des Highlands. L'assassiner, c'était bien la première chose à laquelle Robert avait pensée. Pourtant, la réalité était que, bien que fou de rage, il n'était pas homme à déclencher une guerre de clans sur un coup de tête. Il aimait sa sœur du plus profond de son âme, il aurait accepté mille supplices pour elle, mais il était d'abord un homme de responsabilités. Il aurait sa vengeance, un jour ou l'autre, mais ce ne serait pas en commettant un meurtre vulgaire. Et ce serait après que l'autre aura souffert longuement. Pour l'heure, il s'était contenté de voler le cheval du fils du Laird et de l'éviscérer au milieu de la cour de la demeure de cet ennemi, en signe de haine et de vengeance future.
"Que souhaitez-vous me confesser, mon fils ?" insista l'homme d'Eglise avec anxiété.
Un rictus écœuré veinait le visage de Robb. La rage laissait subitement place à un sentiment plus grave et plus inavouable. Il voulait l'entendre de la bouche de cet ecclésiastique, ce fameux
ego te absolvo, parce que lui-même ne pouvait pas se trouver la moindre circonstance atténuante pour se pardonner son crime. Il fallait qu'il trouve quelqu'un pour le pardonner. Pour lui assurer qu'il était aimé. Les mots lui écorchèrent la bouche quand ils s'éboulèrent sur sa langue.
"J'étais jaloux. Du fils du Laird... Je le hais et je l'abhorre pour ce qu'il a fait à Euphamie. Mais je suis jaloux... de ce qu'il a fait à Euphamie."
Une fois prononcés, les mots étaient encore plus ignobles qu'au moment où ils étaient seulement pensés mais tus. Certain et convaincu qu'il ne méritait aucun allègement de peine ni qu'aucun homme au monde n'avait le pouvoir de lui pardonner son ignominie, il se releva et quitta le confessionnal à grandes enjambées, sans attendre la sanction de l'homme de foi.